En se retirant de la Cédeao le 28 janvier 2024, le Mali va-t-il se casser les dents ? En tous les cas, les thèses se contredisent quant au timing et l’opportunité d’une telle décision. En revanche, le ministre de l’Economie et des finances rassurent les Maliens, avant-hier mardi lors d’une conférence de presse qu’il a animée à l’issue du conseil des ministres extraordinaire qui a acté le retrait du pays de l’organisation sous régionale.
«L’important dans le divorce, c’est ce qui le suit», nous enseigne l’auteur classique français (traduit en trente-deux langues), Hervé Bazin (17 avril 1911-17 février 1996). Cela nous amène à réfléchir aux conséquences économiques, politiques, sociales et même culturelles de la rupture annoncée entre la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’ouest (CEDEAO) et trois de ces membres, en l’occurrence le Burkina Faso, le Mali et le Niger. Membres de l’Alliance des Etats du Sahel (AES fondée le 16 septembre 2023), ces pays ont publié un communiqué dimanche dernier (28 janvier 2024) pour officialiser cette volonté.
Ces Etats ont justifié leur décision par le constat que l’organisation sous-régionale ne répond plus aux attentes et aux besoins de leurs populations respectives. Ils ont aussi exprimé leur préoccupation quant à «l’efficacité et la pertinence des politiques et initiatives de la Cédéao» en mettant l’accent sur «un décalage croissant entre les objectifs de l’organisation et les réalités socio-économiques vécues par leurs citoyens». Tout comme les trois Etats ont dénoncé le fait que la Cédéao soit aujourd’hui sous «l’influence des puissances étrangères». Ce qui en fait «une menace pour ses États membres et leurs populations dont elle est censée assurer le bonheur».
L’autonomie accrue en politique et dans le domaine économique ; la flexibilité pour négocier des accords bilatéraux ; la liberté de fixer des politiques commerciales indépendantes et la possibilité de se concentrer sur des politiques intérieures sans contraintes régionales sont aussi, selon des experts, les avantages liées au retrait de la Cédéao. Selon le ministre de l’Economie et des Finances, Alousséni Sanou, «avec le retrait du Mali de la Cédéao, le budget national va connaître automatiquement un accroissement de 21 milliards de F CFA. L’exportation globale de notre pays vers la zone de la Cédéao ne représente qu’environ 9 % des exportations. Ce qui veut dire que le Mali a un manque à gagner de 120 milliards de F CFA du fait que nous sommes dans la Cédéao». Ce manque à gagner est dû surtout au Tarif extérieur commun (TEC) de la zone Cédéao qui est appliqué sur toutes les importations». Pour le ministre Sanou, «nous allons désormais fixer notre propre tarif et les investissements directs vont être plus tournés vers le Mali».
Pour Alain Patrick Gbelia, un blogueur ivoirien, ce qui est censé être un handicap pour les pays de l’AES peut aussi se révéler comme un avantage s’il est judicieusement exploité. «Comme on connaît bien nos États, le Gawa (pas éveillé) qui voudra jouer au gros cœur va perdre au niveau des revenus en douanes car chaque pays va jouer des coudes pour faire passer les marchandises de ces 3 pays par son port avec des tarifs préférentiels», explique-t-il dans une tribune sur la question.
Ne pas cracher sur l’offre de négociation
«On a beau joué les durs mais le Burkina, le Mali et le Niger avaient leurs Ports dans notre port (Abidjan). Si on décide de les fermer, c’est qu’on va prendre beaucoup de crédits encore pour boucher les trous car le volume de marchandises qui passe par notre port pour ces 3 pays est énorme», ajoute-t-il. Dans son analyse, il met aussi en avant le poids de certains produits qui jouent en faveur des pays de l’AES. Il s’agit notamment du bétail, certains légumes… «Pourra-t-on payer le kilo de viande à 16 voire 17 mille et celui de l’oignon à 6 mille ?», interroge-t-il. «Au lieu de penser que ça va chauffer pour eux (Burkina, Mali et Niger) sur la base de théories pas forcément fondées, qui ressemblent plus à des souhaits qu’à la réalité, on devrait plutôt penser à ce qui va se passer pour nous aussi», conclu sagement Alain Patrick Gbelia.
Sur le plan politique, analyse pertinemment un juriste (Me Touré) dans un forum de discussion, «la déclaration de sortie de la Cédéao offre à nos autorités un fondement pour ne pas s’inscrire dans un quelconque agenda de cette organisation. La liberté est ainsi pensée comme une source de droit». Ce qui a son avantage pour des pays qui sont sous une transition politique et à qui on essaye d’imposer un chronogramme pour le retour à l’ordre constitutionnel. Même si le retrait de l’organisation sous-régionale ne les met pas à l’abri de la pression de la communauté africaine et internationale, notamment l’Union africaine et les Nations unies. Par rapport à l’aspect juridique, Me Touré rappelle que «le communiqué de sortie en soi n’est pas un acte juridiquement suffisant. La procédure de sortie n’est point observée et le communiqué en soi ne peut caractériser un acte de sortie». Autrement, le divorce n’est pas totalement acté et la médiation est encore possible entre les «conjoints». Et surtout que la Cédéao semble être revenue à de meilleurs sentiments.
«Le Burkina Faso, le Niger et le Mali restent des membres importants de la Communauté et l’Autorité reste déterminée à trouver une solution négociée à l’impasse politique…», a indiqué sa Commission dans un communiqué publié dans la foulée de l’annonce du retrait du Burkina, du Mali et du Niger le 28 janvier 2024. Il faut la (commission de la Cédéao) prendre au mot car la négociation peut-être aussi avantageuse pour nos Etats. Ils peuvent par exemple mettre dans la balance la levée totale des sanctions imposées après les putsches dans les trois pays et imposer également un chronogramme de retour à l’ordre constitutionnel à leur convenance.
Une diaspora bientôt prise entre le marteau et l’enclume
Mais, cette décision politique a aussi des inconvénients comme la perte d’accès au marché commun et aux avantages économiques ; la diminution de l’influence et du poids dans les négociations régionales et internationales ; l’impact sur la libre circulation des citoyens et les opportunités d’emploi ; les risques de tensions diplomatiques avec les pays voisins ; la perturbation potentielle des projets et infrastructures régionaux, de possibles répercussions économiques sur les secteurs dépendants du commerce régional.
«Je ne sais pas si c’est mûrement réfléchi. Mais, je pense qu’on y perd plus qu’on y gagne. Ne serait que pour améliorer un système, il faut y être. Quand on se met au banc d’une organisation, on perd toute son influence pour faire évoluer les choses. Et nous savons tous que si elle marche comme il faut, la Cédéao offre plus à nos pays qu’une Alliance à trois», analyse expert qui a requis l’anonymat. Et de poursuivre, «le pire, c’est que le Burkina, le Mali et le Niger sont des pays continentaux, sans accès maritimes directs. Donc ils sont liés aux pays côtiers pour non seulement leur approvisionnement, mais aussi l’exportation de leurs produits… A part la Guinée, et relativement le Sénégal, le Mali a des problèmes avec tous ses voisins côtiers comme la Côte d’Ivoire, la Mauritanie et l’Algérie. Certes il y a la République de Guinée aussi, mais le port de Conakry n’est pas aussi développé que ceux de Dakar, Abidjan, Cotonou ou Lomé. Sans compter que l’accès n’y pas aussi aisé, contrairement aux autres capitales», précise-t-il. C’est aussi le cas du Burkina et surtout du Niger qui n’est plus en odeur de sainteté avec le Nigeria et le Bénin, même si ce dernier pays le courtise aujourd’hui pour maintenir ses recettes portuaires à flot.
Cette décision aura aussi un impact non négligeable sur la diaspora malienne non négligeable dans les pays de la Cédéao, ne serait-ce que sur le plan administratif. Nos compatriotes qui ne sont pas toujours bien traités dans certains de ces pays vont se retrouver coincés entre le marteau et l’enclume, entre leur attachement à la patrie et les conséquences économiques et financières que ce retrait leur impose. Plus que les Maliens de l’intérieur, cette diaspora risque donc de payer le prix fort pour cette décision de retrait de la Cédéao.
C’est pourquoi, comme le dit Alain Patrick Gbelia, il est temps de dépassionner le débat et de faire prévaloir la raison puisqu’il est clair que personne ne gagne dans cette rupture, ni nos Etats ni l’organisation sous régionale ! Dans les relations internationales, on agit avec le la raison et non le cœur. C’est une condition sine qua non pour mieux préserver ses intérêts !