Rien ne va plus du tout entre la France et une grande partie des pays du pré-carré de la Françafrique, notamment avec le Mali, le Burkina Faso, le Niger et relativement avec le Tchad. Ces pays se sont affranchis de la tutelle militaire et diplomatique française pour nouer de nouveaux partenariats avec notamment la Russie afin de se débarrasser du terrorisme devenu un pesant facteur déstabilisation. Après avoir longtemps nié l’évidence et réagi par les menaces (politique, diplomatique, économique, financier) et l’arrogance du discours, la France semble avoir compris qu’elle a tout intérêt à changer de posture si elle ne veut pas être totalement effacée de la carte géostratégique en Afrique.
«Sans être devins… Nous avons perdu beaucoup de puissance en Afrique. Il faut se rendre compte, à l’évidence, que l’Afrique a beaucoup changé» ! La confession est de Claude Guéant, un homme politique comme «l’on n’en rencontre plus». Et cela d’autant plus que cet ancien ministre de l’Intérieur et ex-Secrétaire général de la présidence de la République française trouve le «mot juste» à chacune de ses phrases. Tout comme «ses idées sont toujours très claires et sa pensée est à la fois tournée vers le passé et axée en direction de l’avenir». Il était l’invité de Tom Benoît pour un nouveau long format de «Géostratégie magazine» dont des extraits ont été publiés dans «Géostratégie Magazine» (juillet-septembre 2024). Réputé pour son courage politique, Claude Guéant y aborde la situation économique de la France, la configuration monétaire de l’Afrique…
A le lire, la France a perdu pied en Afrique parce qu’elle n’a pris conscience des changements intervenus sur le continent entraînant les populations dans une logique d’émancipation. Ce changement est imposé par la nouvelle géopolitique qui se met progressivement en place dans le monde. «Notre relation avec l’Afrique a changé parce que nous ne sommes plus la seule référence. Il y a des Chinois, des Russes… sur place», a reconnu M. Guéant qui, entre deux sourires, reconnaît être «tout simplement retraité», mais toujours «attentif à la chose publique». Se fondant sur des «exemples un peu caricaturaux», l’homme d’Etat rappelle, «notre armée a quitté le Mali où elle avait été appelée par le gouvernement en appui de ses interventions. Nous n’avons pas réussi à apaiser les rébellions. Pour plein de raisons. Les gouvernements successifs dans ce pays n’ont pas pris les mesures pour apaiser les populations».
Toutefois, avant d’aller loin, il faut lui rappeler que la situation qui a justifié l’intervention française au Mali a été planifiée par Nicolas Sarkozy (dont il a été le ministre de l’Intérieur) et l’OTAN à travers l’assassinat de Mouammar Kadhafi en Libye et le financement des mouvements rebelles rapidement éclipsés par les réseaux terroristes. Secundo, ce sont les autorités françaises qui ont empêché Bamako de prendre les «mesures d’apaisement» préconisées par les populations maliennes. Ainsi, l’Elysée et le Quai d’Orsay se sont toujours opposés à la négociation avec les islamistes maliens (Iyad Ag Ghali et Amadou Koufa) recommandée par les fora comme la Conférence d’entente nationale (CEN), le Dialogue national inclusif (DNI)… Une telle éventualité contrariait certainement leur plan de se maintenir au Sahel pendant de longues années afin de protéger les intérêts de la France.
«La France se croyait encore à l’époque de la guerre froide»
«Beaucoup de pays interviennent en Afrique. Il y a la Chine qui travaille régulièrement sur les infrastructures. La Turquie est très présente. Les Américains pourraient caresser l’idée de bancariser l’Afrique… Les Allemands exercent en Afrique un soft power tout à fait inattendu…», a aussi rappelé l’ancien Secrétaire général de la présidence française. Et d’ajouter, «sur le plan médical, il y a quelque chose qui me frappe beaucoup. Auparavant, les chefs d’État se faisaient tous soigner en France. Aujourd’hui, ils vont se faire soigner en Allemagne. Pourtant, notre médecine est bonne. Quelque chose s’est donc passé… Nous ne sommes plus la seule puissance en place».
Son analyse rejoint aussi celle d’Antoine Glaser. En fait, estime le fondateur de «La Lettre du Continent», il y a longtemps que la présence militaire française au Sahel voire en Afrique est devenue un anachronisme. «La France se croyait encore à l’époque de la guerre froide, où elle faisait le gendarme en Afrique. Elle n’a pas vu la mondialisation de l’Afrique arriver et elle a continué à s’y croire chez elle», a déploré le chroniqueur. Aujourd’hui, l’époque est révolue où (à la fin de la guerre froide) la France contrôlait les marchés et le franc CFA, formait les militaires africains et coptait les dirigeants politiques. «En 1980, il y avait encore 50 000 Français à Abidjan. Tout cela a disparu. Nous vivons la fin d’une époque. Aujourd’hui, la réalité nous revient au visage comme un boomerang», a souligné Antoine Glaser.
Depuis quelques années, le Sahel est par exemple devenu un enjeu géostratégique pour ses matières premières ; moins pour son pétrole que pour ses terres rares. Dans cette rivalité, dit A. Glaser, Russes et Chinois semblent marcher de pair. «Je ne sais pas s’ils se concertent, mais, d’une façon structurelle, on voit que chacun a sa part de marché. Les Russes sont dans l’armement, la sécurité et un certain nombre de matières premières. Les Chinois sont dans les grandes infrastructures. Chacun va faire son marché en Afrique…».
Avaler sa fierté pour sauver la France
Les deux personnalités, Claude Guéant et Antoine Glaser, sont aussi conscients que le «monde occidental» est en train de s’enliser, que «la gouvernance européenne part plus que jamais à la dérive» et qu’une «seule occasion» s’offre aux décideurs français : sauver la France ! Difficile à réaliser si elle perd totalement pied en Afrique, notamment au Sahel. Il faut changer de disque, de discours et d’approche. Il est temps de sortir de cette ère paternaliste qui voyait l’Elysée ou le Quai d’Orsay convoquer nos dirigeants en France pour les sermonner ou leur donner des ordres dans le seul intérêt de l’Hexagone. C’est cette posture de donneur de leçons qui a en partie contribué à la montée du «sentiment antifrançais» en Afrique, particulièrement au Sahel. Cette frustration a été exacerbée par l’attitude d’Emmanuel Macron, qui, depuis son arrivée à l’Élysée en 2017, a multiplié les ratés dans ses prises de position sur les dossiers politiques de nos pays.
Ce ne sont pas non plus les coups fourrés et les petites combines avec des voisins aux ordres qui vont lui permettre de se remettre en selle dans nos Etats parce que les jeunes qui sont au pouvoir au Sahel ne font pas dans le complexe puisque bénéficiant du soutien du peuple. Paris a dû constater que chaque fois qu’elle a pris des mesures de rétorsion à l’égard du Mali (suspension des vols d’Air France et de la délivrance des visas), nos autorités ont riposté de la plus belle manière. Ce n’est donc pas en renforçant la méfiance que Paris pourra changer quoi que ce soit dans la situation actuelle. Il faut plutôt travailler à restaurer progressivement la confiance.
Pour revenir dans le jeu diplomatique et économique au Sahel, la France doit comprendre qu’elle aura désormais en face d’elle des interlocuteurs décomplexés qui ne demandent que le respect, la considération et la sauvegarde des intérêts de leurs populations. C’est donc un autre discours qu’il faut tenir à nos dirigeants sans aucune condescendance. De toutes les manières, l’ancienne puissance n’aura pas tellement le choix parce que l’Afrique sera de plus en plus incontournable dans la géopolitique mondiale. Et cela d’autant plus que, en 2050 disent les statistiques, un homme sur quatre sera africain. Ce chroniqueur a donc raison de rappeler à l’Elysée que «la France n’aura pas le choix de sortir de cet anachronisme. Elle devra changer de logiciel» ! Ou tout simplement de disque !