Très engagée, la chanteuse malienne sera au Festival des libertés le 24 octobre prochain au Théâtre national à Bruxelles.
Depuis plus de quinze ans, Rokia Traoré nous enchante en français, en anglais comme en bambara. Exposée à tous les styles de musique durant une enfance et une jeunesse de fille de diplomate, la chanteuse et guitariste malienne n’a cessé d’affiner, en même temps que d’affirmer, sa perception de profondes racines culturelles et musicales. Après quatre albums et une pause de cinq ans, elle réapparaît sur la scène musicale en clamant “Beautiful Africa”, son album le plus pop, réalisé en Angleterre par John Parish (PJ Harvey, Eels, Giant Sand, Tracy Chapman). Résidant à Bamako depuis quatre ans, elle a été confrontée à la tentative de déstabilisation du Mali à partir de janvier 2012.
Jusqu’à ce qu’en janvier 2013, l’armée française intervienne pour déloger les islamistes dans le nord du pays, à Gao, Tombouctou et Kidal. Sans que l’artiste quitte son pays en feu.
La tempête politico-militaire ne vous a pas fait décamper du Mali.
Je ne suis pas partie avec les problèmes, cela n’avait pas de sens. On a vécu tout le temps dans l’inquiétude face à l’avancée des extrémistes, mais justement, on n’a pas envie de partir à ce moment-là. Si je ne vivais pas à Bamako quand ces problèmes sont survenus, cela m’aurait marquée à vie. J’ai été contente d’être là, d’être Malienne aussi quand ça ne va pas.
La polémique sur l’intervention occidentale, et surtout française, préoccupe-t-elle les Maliens ?
Le Mali est le troisième producteur d’or, et jusqu’à la crise, il y avait une entreprise chinoise, une sud-africaine et une canadienne qui exploitaient l’or. L’ex-président malien avait établi de forts liens avec la Libye qui a financé pas mal de choses, avec la Chine, et avec les Emirats arabes. Des intérêts directs de la France ? Je ne sais pas, mais en tant que Malienne ayant souffert de cette occupation, je m’en fiche. Pareil que 80 % des Maliens qui se sont juste sentis libérés à la fois des extrémistes dans le Nord, mais aussi du poids de l’inquiétude par rapport à une armée divisée en son sein.
Il n’y a pas que les ressources minières du pays qui posent problème.
Le nord du Mali est devenu une plaque tournante de la drogue. En délogeant les extrémistes, on a trouvé beaucoup de cocaïne. C’est ça, le fond de l’histoire. De la drogue venant de Colombie atterrit dans le nord du Mali et transite par là pour entrer ensuite en Occident. La taille du Sahara est une richesse pour toutes sortes de trafiquants.
Avez-vous eu le sentiment d’une intervention néocolonialiste ?
Polémiquer sur un néocolonialisme n’a pas de sens, on est dans une situation compliquée, c’est aux portes de l’Europe. Il faut arrêter de poser des questions et de donner des réponses simples dans une situation qui ne l’est pas. La colonisation n’était pas simple, la décolonisation non plus. Cette situation entre l’Europe et l’Afrique demande beaucoup de sagesse et de clairvoyance de part et d’autre. Polémiquer juste pour arriver au pouvoir et faire pire que les prédécesseurs, on en a assez, nous, en Afrique. Et cela ne sert à rien de soutenir toutes ces rébellions: on l’a déjà vu plusieurs fois, elles ont fait pire que le pouvoir qu’elles ont contesté.
Qu’est-ce qui handicape encore le Mali comme de nombreux autres pays d’Afrique sub-saharienne ?
Les conséquences de la colonisation sont encore là, et celles qu’on ne voit pas sont les plus dangereuses, comme le complexe d’infériorité de l’Africain. Une colonisation de plus d’un siècle qui a consisté à dire “ne faites plus ce que vous faisiez, nous allons vous réapprendre à vivre”, cela prend du temps à digérer, et ces vecteurs d’assurance et d’estime de soi ne peuvent fonctionner que quand il y a la paix. Quand il y a toujours d’autres urgences, on relègue ces éléments importants au dernier rang. A ce jour, pour l’Afrique, c’est la première chose qui compte : dire non autrement que par la violence.
Pourtant, on a l’impression qu’on en arrive toujours là.
La violence survient quand on ne croit pas en ce qu’on peut transmettre à travers la culture. De ce point de vue, nous sommes paumés. Bien avant le contact avec l’Occident ou la culture arabo-musulmane, on avait des cultures, des principes de fonctionnement à nous, des philosophies, des empires. De toutes ces philosophies-là, on a besoin pour vivre en société, mais on ne les a plus. En même temps, on n’est pas fiers de ce qu’on a acquis de la colonisation, donc, bien qu’étant fasciné par ce qui est occidental, on ne se l’approprie pas.
Une piste de solution ?
Il va falloir se rappeler que nous étions déjà des civilisations avant le contact avec le christianisme ou l’islam. Ce sont simplement des religions qui transmettent des habitudes d’autres sociétés. Toutes les valeurs qu’on avait avant, qu’en fait-on ? A un moment, il va falloir qu’on se retrouve, nous, en Afrique.
Et la culture, dans tout ça?
Dans tous les événements qui ont secoué votre pays, quel est votre rôle ?
Je me sens impuissante, je ne me suis jamais sentie comme je me suis sentie à l’époque du coup d’Etat et de l’occupation du nord du Mali. Peut-être mon père avait-il raison, j’aurais dû continuer mes études et devenir politique, sauf que, aujourd’hui encore, je me demande s’il est possible d’être politique au Mali et de garder l’esprit sain. Car arriver à collaborer à un système signifie aller au minimum dans le sens de ce système. Tout ce que je peux faire, c’est m’informer, me documenter, veiller à ne pas dire n’importe quoi lors des interviews. J’essaie de faire passer un message qui soit neutre dans la mesure où je n’ai aucun intérêt personnel à défendre. Je gagne ma vie avec la musique, par la musique, je ne me présenterai jamais à des élections et ne ferai partie d’aucun gouvernement africain.
Dans vos chansons, vous parlez bien sûr d’amour, de la parole (“Kouma”), des femmes comme pilier de la société, et vous vous définissez comme afro-progressiste.
Il n’y a pas que moi. Dans le milieu artistique – le cinéma, la littérature, la danse, les arts plastiques –, nous sommes une génération qui en a assez de la vision négative de l’Afrique. Sans nier celle de l’Europe, nous sommes conscients de notre part de responsabilité. De part et d’autre, il faut établir les moyens d’avancer vers une réelle indépendance de l’Afrique.
Et en tant que musicienne ?
Il faut être une afro-progressiste dans la musique aussi. Je n’aurais jamais écrit un texte comme “Beautiful Africa” si la situation au Mali n’avait pas été ce qu’elle a été. Durant les événements, je fonctionnais sur une forme d’auto-instinct de survie. Je devais aussi rester là pour tous ces jeunes avec lesquels on travaille à la fondation. On n’y donne pas seulement des formations en musique, mais il s’agit aussi de transmettre ma foi en l’Afrique. Aux jeunes, je parle de leur capacité à faire changer les choses à travers ce métier.
Etes-vous satisfaite de l’attitude des jeunes de votre fondation Passerelle ?
Un des tests, ce fut lorsqu’on a eu les premiers visas pour l’Occident, lors d’une collaboration avec le Philharmonique de Hagen, en Allemagne. J’ai fait comprendre : “Vous y allez, vous revenez, tout est possible pour tous. Si vous restez, vous fermez les portes de la fondation et du reste, et vous allez passer votre vie dans l’illégalité, à nettoyer des toilettes ou à balayer la rue.” Ils sont tous partis et tous revenus.