Sous le couvert des « réalités du terrain », toutes les variantes d’alliance ont été exploitées.
Cette question n’est certainement pas faite pour les amateurs d’analyses confortables, ni pour les adeptes d’avancées linéaires. L’exercice de la démocratie en Afrique propose en effet une infinité de sinuosités qui résultent de la continuelle adaptation des canons occidentaux aux réalités et aux contraintes du continent. Sa compréhension requiert par conséquent une mise en perspective permanente pour distinguer la péripétie du virage, le compromis du renoncement, l’adaptation tactique de la remise en cause. On comprend donc l’exaspération de nombreux « politologues » (vu la prolifération de l’espèce, les guillemets s’imposent) occidentaux qui, lassés des perpétuelles relectures auxquelles ils doivent procéder, ont fini par créer des catégories arbitraires pour y loger les régimes du continent. Mais même cette méthode a depuis longtemps montré ses limites puisqu’elle n’exonère pas ceux qui la pratiquent de brutaux changements d’appréciation.
L’on a ainsi vu des leaders longtemps loués pour la stabilité qu’ils avaient su apporter à leur pays, être brusquement accusés d’entretenir d’insupportables « démocratures ». A l’inverse, des régimes naguère voués aux gémonies se voient offrir une réhabilitation certes partielle, mais inattendue en récompense de quelques gestes d’ouverture faits en direction de l’opposition. Les revirements les plus abrupts se sont constatés dans le regard porté sur les révolutions arabes, regard qui avait hissé au pinacle de l’exemplarité l’Egypte, la Lybie et la Tunisie avant de les expédier ensuite sur le bas-côté de la faillite. Tous ces jugements changeants souffrent des mêmes lacunes originelles : une très faible connaissance des réalités locales, une identification précipitée et sommaire des acteurs et, bien sûr, une évaluation biaisée des causes et de la profondeur du changement intervenu.
Le Mali n’a pas lui non plus échappé au revirement d’opinion des notateurs. Ceux-ci ont longtemps considéré notre pays comme un exemple d’évolution démocratique réussie avant de verser dans une totale et tardive sévérité quand est survenue la crise multidimensionnelle de 2012 pour revenir ensuite à des louanges appuyées après l’organisation réussie de la présidentielle. Cependant en revoyant de manière dépassionnée notre expérience démocratique, on réfuterait certes et sans hésiter l’adjectif « exemplaire » qui lui avait été hâtivement accolé. Mais on trouverait intéressant de relever l’inventivité que cette expérience a déployée pour essayer de préserver une pluralité d’expression politique lorsque le contexte n’y était pas objectivement favorable. Les résultats obtenus ont été mitigés, mais les revisiter est incontestablement utile aujourd’hui. Car telles que s’annoncent les futures législatives, il est fort possible que notre pays doive s’inventer à nouveau un mode original de cohabitation des diverses sensibilités partisanes, comme il l’a fait lors des quatre précédentes mandatures.
En 1992, la quasi hégémonie de l’Adema – PASJ à l’Assemblée nationale (74 députés devant notamment les 9 du CNID et les 8 de l’US RDA) aurait pu inciter les Rouges et Blancs à faire cavalier seul. Mais face à une opposition qui était loin d’avoir désarmé après le verdict défavorable des urnes, le président Konaré avait pressenti les pièges (dont celui d’une ébullition sociale entretenue) d’une gestion solitaire et avait proposé un partage de l’exercice du pouvoir à travers un Pacte républicain. Plusieurs formations y adhérèrent qui, ensemble avec le PASJ, prirent la dénomination de PSPR (partis signataires du pacte républicain). Mais cette précaution n’amena pas la sérénité sociale espérée et après des évènements violents qui secouèrent Bamako en avril 1993, le chef de l’Etat décida de composer un gouvernement « de base politique élargie » qui enregistra l’entrée remarquée de poids lourds des principaux partis de l’opposition.
UN TRES COMPLEXE MONTAGE
Cependant la formule tint moins d’un an et l’attelage se désunit en février 1994 après la démission du Premier ministre Abdoulaye Sékou Sow. L’opposition et même certains membres des PSPR abandonnèrent l’exécutif en accusant le PASJ d’absence de concertation avec ses partenaires et de prise de décisions unilatérale. Il est à remarquer que tout le temps que fonctionna le gouvernement de base politique élargie, l’opposition parlementaire se refusa de se considérer comme faisant partie du camp présidentiel et n’abandonna jamais sa ligne très critique vis à vis de l’Exécutif.
En 1997, la situation était encore plus complexe. Le report des législatives après un fiasco organisationnel déclencha l’ire de l’opposition qui après avoir demandé la démission du gouvernement et la dissolution de l’Assemblée nationale s’organisa en un Collectif des partis politiques de l’opposition (COPPO) et se retira du processus électoral. Les autorités parvinrent à faire changer d’avis quelques formations modérées qui acceptèrent de participer aux législatives. Un très complexe montage combinant « portage » (formation de listes avec PASJ) et abandon tacite de certaines circonscriptions par le parti majoritaire permit d’éviter l’installation d’un parlement exclusivement adémiste. Aux 129 députés du PASJ, s’ajoutaient les 8 parlementaires du PARENA, les 3 de l’UDD, les 2 du PDP et l’unique présentant de la COPP.
Pour la formation du gouvernement, le président Konaré proposa la constitution d’un exécutif « de large ouverture » intégrant toutes les formations qui accepteraient de signer avec le PASJ « un programme minimum d’action pour la démocratie, le développement et la solidarité ». Le chef de l’Etat avait inclus comme bénéficiaires possibles de cette offre d’ouverture les membres du COPPO (dont certains leaders étaient encore en détention) et espérait que certaines formations du Collectif accepteraient d’intégrer le gouvernement. Mais il n’en fut rien et seuls les partis représentés au Parlement entrèrent dans l’équipe mise en place le 16 septembre 1997, soit plus de quatre mois après la présidentielle et plus d’un mois après les législatives. Des délais qui en disent long sur la complexité de la tentative de sauvetage concoctée par le président Konaré.
En 2002, l’arrivée à la tête du pays d’un indépendant créait un cas de figure entièrement inédit. Accompagné lors de sa campagne par un groupe de petites et moyennes formations, Amadou Toumani Touré prônait un exercice consensuel du pouvoir incluant toutes les forces politiques du pays. La tâche lui fut grandement facilitée par la configuration que prit l’Assemblée nationale. Aucun parti, ni groupement de partis n’y détenait la majorité absolue. Au début de la législature, le groupement RPM-MPR-RDT-PIDS qui était le plus important rassemblait 50 députés sur 147 et les autres groupes parlementaires n’étaient aucunement disposés à former avec lui une super coalition qui obligerait le chef de l’Etat à choisir un Premier ministre dans ses rangs. Le parlement cohabitera dans une relative bonne entente avec le président de la République, d’autant plus que la création en cours de législature de l’URD et la fragmentation du groupe RPM-MPR-RDT-PIDS vinrent encore accentuer la difficulté à créer un véritable contrepoids parlementaire à l’influence présidentielle.
Cette situation ne fut pas reconduite à l’identique en 2007. Deux des trois grands partis – le PASJ (51 députés) et l’URD (34 députés) – avaient avant même les élections choisi d’accompagner le président de la République dans son second et dernier mandat. Ils avaient constituée avec plusieurs autres partis une majorité présidentielle dénommée Alliance pour la démocratie et le progrès (ADP). En gage de leur non concurrence avec le chef de l’Etat sortant, les deux poids lourds renoncèrent à présenter un candidat à la présidentielle. Le RPM se démarqua de cette voie excessivement consensuelle en participant à la présidentielle et en se rangeant dans l’opposition à l’Assemblée nationale. Le consensus avait donc de fait vécu puisqu’il avait perdu la formation des Tisserands qui en avait été un des principaux acteurs dans la précédente législature, mais qui pesait trop peu à l’Assemblée pour influer sur l’issue des votes.
DEUX RETICENCES
Quelle configuration de l’Assemblée nationale nous annoncent les législatives de 2013 ? Un scénario inédit est peut-être en route, mais dont les principales tendances sont encore floues. Ce qui est à constater pour le moment, c’est que toutes les lignes de démarcation se sont estompées, au point que le mot « adversaire » doit être employé avec les plus grandes précautions. A l’origine de ce bouleversement se trouve le trouble introduit dans bien des états-majors par le score exceptionnel réalisé par Ibrahim B. Keita à la présidentielle. Au sein du FDR notamment, des voix dissidentes avaient prôné l’abandon de l’appui garanti au représentant du Front le mieux placé au deuxième tour et le ralliement au futur vainqueur. Le PASJ et le FARE dont les porte-drapeaux s’étaient retrouvés classés respectivement troisième et quatrième sont ainsi demeurés dans un entre-deux bizarre qui n’a laissé triompher officiellement aucune ligne tactique. Cette absence de clarté a donc autorisé toutes les transgressions et les démarchages de toute sorte.
Le second élément inédit a été amené par le camp des vainqueurs lui-même. La logique aurait certainement voulu qu’il essaie de préserver son identité première et son caractère pluriel en se concertant sur les listes à dresser avec les composantes de IBK 2012 et des formations qui l’avaient officiellement rejoint avant le début de la compétition. Mais cette démarche se heurtait à deux réticences dictées par la volonté de se revitaliser du RPM. Tout d’abord, le Rassemblement qui avait subi une importante réduction de son groupe parlementaire en 2007 espère bien récupérer au profit de ses candidats propres l’effet IBK. Il n’était donc pas tout à fait disposé à réduire au profit d’alliés moins bien lotis que lui le nombre d’élus qu’il ambitionne d’atteindre. Cette volonté de conquête maximale est d’ailleurs perceptible dans des circonscriptions où les Tisserands iront seuls à la bataille alors que leurs concurrents principaux, le PASJ et l’URD, optent pour des alliances.
Ensuite, dans les circonscriptions où le Rassemblement ne peut augmenter ses chances de victoire qu’à travers une alliance et où les meilleurs partenaires possibles ne sont pas des personnalités issues de son camp, le RPM a résolu avec pragmatisme et sans état d’âme ce faux dilemme. Il lui était d’autant plus facile de conclure ces listes paradoxales avec des formations en principe concurrentes que celles-ci se présentaient en demandeurs désireux de s’insérer dans la dynamique qui devrait porter le parti présidentiel. Les intérêts croisés des uns et des autres ont produit des compositions de listes extrêmement curieuses. En effet, le document rendu public jeudi dernier par la Cour constitutionnelle (et qui peut être encore amendé) montre bien que toutes les variantes d’alliances possibles ont été exploitées sans complexes au nom de « la prise en compte des réalités du terrain » avec en point d’orgue une liste RPM-URD à Ténenkou.
Comment va réagir l’électeur moyen confronté à des montages parfois inattendus ? Il est impossible de le dire avec certitude. La compétition entre les partis a perdu beaucoup de son acuité au cours de ces dernières années, l’attachement à l’étiquette s’est considérablement amoindri en deux décennies et les citoyens prêteront certainement plus attention à la crédibilité personnelle des candidats qu’au sigle que ceux-ci incarneront. La vraie question qui se pose concerne la conduite qu’adopteront les élus une fois installés.
A cet égard, il faut constater que l’émulation bien qu’amoindrie n’a pas éteint la volonté de prééminence. Le scénario le plus vraisemblable verrait tous les grands partis former leur groupe parlementaire alors que les formations de moyenne importance mettront certainement en commun leurs forces pour être assurées d’être prises en considération. Si cette hypothèse se réalise, l’Assemblée va abriter une législature des plus animées, dominée par des coalitions précaires et des marchandages serrés. Car au fur et à mesure 2018 se rapprochera, les partis affirmeront de plus en plus fort leur singularité. Les débats y gagneront-ils en qualité et le Parlement en crédibilité auprès du grand public ? Ce challenge n’avait pas été relevé lors des précédentes législatures. Aux futurs honorables de démontrer que « rapprochement atypique » n’est pas antinomique de « souffle nouveau ».