2025 a été proclamée Année de la culture au Mali. L’intention est juste, presque nécessaire, dans un pays où l’art demeure une langue totale : de joie, de peine, de mémoire et de cohésion.
Cette célébration intervient pourtant au moment précis où l’intelligence artificielle s’installe dans le champ créatif. La machine compose des mélodies, écrit des poèmes, peint des toiles, imite des voix. Ce que l’humanité considérait naguère comme son geste le plus intime, créer, devient un calcul reproductible. Le paradoxe est là : alors que nous honorons la culture, la culture doit apprendre à se défendre de la machine.
Le 4 novembre 2025, la société danoise Koda, représentant plus de cinquante mille auteurs et compositeurs, a poursuivi en justice la plateforme américaine Suno pour avoir entraîné ses algorithmes sur des œuvres protégées sans autorisation ni rémunération. L’affaire, abondamment relayée, illustre une transformation mondiale : les modèles d’intelligence artificielle apprennent en absorbant des créations humaines, puis reproduisent des styles à grande échelle, souvent sans consentement. Quelques mois plus tôt, la Recording Industry Association of America (RIAA) avait ouvert deux actions similaires contre Suno et Udio. Ces contentieux ont conduit les majors, Universal, Sony et Warner, à conclure, en octobre 2025, un accord inédit prévoyant pour 2026 le lancement d’une plateforme musicale sous licence : l’entraînement et la génération d’œuvres y seront encadrés et rémunérés. L’innovation n’est donc pas coupable, mais elle révèle une fracture profonde entre la liberté de créer et le droit d’exister des créateurs.
Sur ce terrain, l’Afrique demeure en retrait. Aucun État n’a encore édicté de cadre juridique solide pour protéger ses artistes face aux usages de l’intelligence artificielle. Pourtant, la créativité du continent n’a jamais été aussi foisonnante. Nos sons, nos langues, nos motifs et nos récits circulent sur les réseaux mondiaux ; ils nourrissent, souvent à notre insu, des algorithmes qui s’en inspirent sans reconnaissance ni redevance. Des institutions comme l’African Culture Fund, le Creative Africa Nexus d’Afreximbank ou le CREA Fund soutiennent déjà la création africaine, mais aucun de ces mécanismes n’intègre encore la dimension du numérique, de l’IA et de la souveraineté culturelle à l’ère des données. Ce vide n’est pas seulement réglementaire ; il est aussi moral. Il signe le risque d’une nouvelle dépendance : après l’exploitation de nos ressources naturelles, celle, plus diffuse, de nos imaginaires.
Pourtant, l’intelligence artificielle n’est pas une menace en soi. Bien gouvernée, elle peut devenir un allié puissant : restaurer des archives, préserver des langues, amplifier la créativité des jeunes artistes, démocratiser la production. Mais livrée à elle-même, elle transforme la culture en matière première gratuite et l’artiste en fournisseur invisible. C’est pourquoi l’Afrique doit tracer ses propres lignes rouges, définir, seule, la frontière entre assistance et appropriation. Il ne s’agit pas de se refermer, mais de concevoir des passerelles sous contrôle africain. Si nous ne fixons pas nos règles, d’autres les écriront à notre place, selon leurs intérêts et leurs logiques.
Je plaide pour deux chantiers complémentaires. Le premier serait la création d’un Centre national de l’intelligence culturelle, organe indépendant associant artistes, ingénieurs, juristes et institutions publiques. Il aurait pour mission de réguler les usages de l’IA dans la culture, d’exiger la transparence des données d’entraînement, d’établir des normes de consentement et de garantir une rémunération équitable des créateurs. Ce centre incarnerait une souveraineté intellectuelle : un lieu de méthode, de veille et d’éthique à l’ère du calcul.
Mais réguler ne suffit pas. La culture ne vit pas de décrets ; elle vit des artistes qui la portent. L’Afrique a besoin d’un modèle économique nouveau, où le créateur vit réellement de son art. Je propose donc la mise en place d’un Mécanisme africain de rémunération culturelle, adossé aux fonds existants comme l’African Culture Fund ou le Creative Africa Nexus. Ce système établirait une redevance automatique : chaque fois qu’une œuvre, une mélodie, une image ou une donnée culturelle africaine est utilisée pour entraîner ou nourrir une intelligence artificielle, une part du bénéfice reviendrait à son auteur. Ce modèle, déjà esquissé ailleurs à travers des plateformes sous licence, placerait enfin l’artiste africain au centre du nouvel ordre créatif mondial.
Le combat qui s’annonce dépasse la technique ; il interroge la définition même de l’humain. Une machine peut combiner des mots, des sons et des couleurs, mais elle ne connaît ni la ferveur, ni la mémoire, ni la blessure. Elle ignore la poussière rouge du Sahel, la vibration d’un balafon au crépuscule, la prière d’un peuple qui chante autant pour célébrer que pour se relever. Elle peut reproduire la forme de la beauté, jamais sa vérité. Protéger la culture, c’est protéger cette part d’humanité qu’aucune ligne de code ne saura reproduire. Faire vivre dignement ceux qui la créent, c’est la condition même de sa survie.
Le Mali a voulu faire de 2025 l’année de la culture. Que cette année devienne aussi celle du réveil africain. Car si nous ne décidons pas aujourd’hui de ce que nous voulons créer et transmettre, demain, ce ne seront pas les machines qui écriront notre avenir : ce sera le silence de ceux qu’elles auront remplacés.