Il existe des combats qui ne relèvent ni du calendrier militant ni de la mode éphémère. Ils touchent à ce que nous avons d’essentiel : l’intégrité humaine.
La lutte contre la violence faite aux femmes est de ceux-là. Pourtant, à l’occasion des 16 jours d’activisme de 2025, nous devons accepter une vérité dérangeante : le champ de bataille a changé de visage. Sur un continent façonné par la révolution du mobile, les plateformes et la circulation instantanée de la parole, l’hostilité a massivement investi un territoire que nous espérions être celui de l’émancipation : l’espace numérique.
La violence en ligne n’est pas une nuisance périphérique. C’est une erreur de jugement dangereuse qui ignore la réalité africaine. Dans nos sociétés, où l’honneur, la réputation et l’appartenance à la communauté sont le capital social fondamental, la violence numérique est une arme de destruction massive. Elle fissure des vies, brise des trajectoires et isole des femmes leaders. Elle n’est pas virtuelle, elle est profondément réelle.
Le Mali est, à cet égard, un miroir criant de l’urgence africaine. Le pays porte en lui la tradition orale où la parole publique engage. Il est aussi traversé par une histoire récente où l’information est devenue un enjeu de pouvoir. Quand cet héritage rencontre la viralité incontrôlée des réseaux, le mélange devient explosif.
À Bamako, comme à Lagos, Dakar ou Nairobi, la démocratisation des réseaux sociaux a engendré un contre-feu toxique. Les chiffres sont clairs : une étude de l’Union Interparlementaire a révélé qu’une femme parlementaire africaine sur trois a été victime d’attaques en ligne. 73 % des femmes journalistes ont subi des violences en ligne dans le cadre de leur travail, selon l’Unesco.
Ces violences sont stratégiques et polymorphes. Elles se manifestent le plus souvent sous la forme de cyberharcèlement ciblant la réputation, mais les formes les plus dévastatrices incluent la diffusion non consentie d’images intimes (revenge porn), l’usurpation d’identité et les campagnes de désinformation misogynes. Leur but est simple : l'autocensure de masse.
Deux exemples récents illustrent tragiquement cette réalité. Le cas de la jeune Tchadienne Fadouma en 2021 a bouleversé le Sahel : cette adolescente a mis fin à ses jours après que son ex-petit ami ait diffusé publiquement des photos intimes. Cette affaire est un cri de l'Afrique francophone sur les conséquences fatales du revenge porn face à un vide juridique. Par ailleurs, lors des dernières élections au Nigéria, des journalistes d'investigation ont été victimes d'une forme de harcèlement politique particulièrement vicieuse : l'utilisation et la manipulation de photos de leurs enfants pour les menacer, les discréditer ou les faire chanter, afin de les forcer à interrompre leurs enquêtes.
C'est la destruction du capital symbolique qui est recherchée. Comment une entrepreneure peut-elle garantir sa crédibilité ou une militante mobiliser des soutiens quand son nom est associé à des accusations fabriquées pour la détruire ? C’est une forme de mort sociale programmée, qui se traduit par un retrait du débat civique et une perte économique incalculable pour le continent.
L'impératif de la maîtrise africaine
Face à ce déferlement, nous devons passer du constat à l'action. Il s'agit de reprendre la maîtrise de notre environnement numérique afin qu'il protège nos citoyennes.
Cette maîtrise exige en premier lieu un acte de volonté politique et législative. Nous interpellons les gouvernements africains pour faire de la rapidité d'action la norme juridique. Il ne suffit pas de légiférer sur la cybercriminalité ; il faut des mécanismes de retrait de contenu d’urgence sous 24 heures et des guichets uniques de plainte adaptés à la réalité du numérique. Les agresseurs profitent des délais de procédure interminables ; c'est un vide légal que nous avons le devoir de combler. Nous devons exiger des plateformes qu'elles respectent des obligations de résultats strictes, et non de simples clauses de bonne volonté. L'établissement d'une entité panafricaine de surveillance des données dotée de réels pouvoirs de régulation est une urgence.
Mais le droit seul ne suffit pas à garantir l'ordre numérique. La deuxième ligne de défense réside dans notre capacité à assumer une innovation technologique endogène. L'impunité est garantie par l'invisibilité linguistique. Selon un récent rapport couvrant le Mali, le Niger et le Burkina Faso, les discriminations vécues par les femmes sont les plus virulentes au Mali. Pourquoi ? Les langues africaines sont encore largement invisibles dans les systèmes de modération automatisée. Insulter, menacer, humilier en bambara, en wolof, en haoussa ou encore en mooré passe trop souvent sous les radars. C’est pourquoi nous, acteurs technologiques comme Tuwindi, demandons des investissements massifs dans la recherche et le développement de modèles d'IA éthiques africains. La création de plateformes régionales d'intelligence artificielle est une réponse concrète pour combler ce fossé linguistique et créer des outils capables de comprendre nos nuances sémantiques.
Toutefois, une législation agile et des outils de pointe n'auront qu'une portée limitée si nous négligeons la racine du problème. C'est pourquoi le troisième pilier de notre action doit être un changement profond des mentalités, amorcé par l'éducation. La cyberviolence n’est pas un bug de logiciel, c’est le reflet d’une culture. Nous interpellons les ministères de l’Éducation : il est urgent d’intégrer l’éducation aux droits numériques, au respect de la vie privée et à la responsabilité de la parole en ligne dans les programmes scolaires (via des plateformes comme Tuwindi Academy), mais aussi dans la formation des leaders communautaires et des influenceurs.
L'épreuve de l'honnêteté masculine
Ce combat ne concerne pas uniquement les femmes. Il met à l’épreuve l’honnêteté de la solidarité masculine. On ne peut pas prétendre défendre l’État de droit en laissant prospérer des chasses à courre numériques contre celles qui osent prendre la parole.
Dans l’Afrique d’aujourd’hui, une femme qui s’exprime publiquement sur des sujets sensibles construit, souvent sans protection, un morceau d’État de droit. Elle tient un front que beaucoup d’hommes ont déserté. Le courage de ces activistes, de ces entrepreneures qui continuent d’occuper l’espace numérique doit être considéré comme une ressource stratégique, et non comme un dommage collatéral du débat.
La violence numérique n’est pas un destin inscrit dans le code des plateformes. C’est le résultat de choix politiques et de renoncements accumulés. En refusant d’y répondre avec sérieux, nous validons une défaite morale qui n’a rien d’inévitable.
À l’occasion de ces 16 jours d’activisme, l'enjeu est de traduire notre indignation en engagements concrets. Il manque la décision collective qui consiste à dire : notre espace numérique ne sera pas une zone de non-droit pour les femmes.
Il est temps d’aligner nos lois, nos technologies, nos systèmes éducatifs et nos pratiques politiques avec cette exigence simple : la dignité des femmes ne doit pas être négociable, en ligne comme hors ligne. C’est à cette condition seulement que l’Afrique, en construisant une infrastructure numérique panafricaine réellement inclusive, pourra prétendre libérer la totalité de son génie.