Le principal challenge qui se posera à la Commission justice, vérité et réconciliation sera certainement la sélection des points essentiels à traiter
La conversation remonte à plus de deux décennies. Un des nos aînés, diplomate chevronné qui se trouvait à l’époque en mission en Afrique orientale et centrale, avait ouvertement confessé le désarroi qui fut le sien lors des premiers mois de son séjour dans cette zone. L’aveu était d’autant plus étonnant venant de sa part que selon une conviction largement répandue, un Africain ne devrait fondamentalement pas avoir de difficultés à s’adapter à un contexte socio-culturel africain autre que le sien d’origine. Il n’y a rien de plus faux que ce préjugé, avait assené notre interlocuteur qui avait reconnu une réelle lenteur de sa part à assimiler les codes de comportement et de pensée des personnalités avec lesquelles il avait été amené à collaborer. En Sahélien bon teint, attaché à la valeur des engagements solennels, il se retrouvait assez régulièrement déstabilisé par la réversibilité qui frappait fréquemment les ententes conclues et il avait du mal à accepter que des accords peaufinés dans les échanges préliminaires implosent lorsqu’ils étaient portés sur la table de négociation. L’aîné avait indiqué, dans un élan de sincérité, que seule sa pugnacité naturelle l’avait empêché à plusieurs reprises de jeter l’éponge.
Ce rappel pour dire que le fond culturel malien qui accorde une importance parfois démesurée à la promesse purement orale, qui prédispose au compromis (dans les meilleurs cas) ou à l’arrangement (dans des situations pas forcément glorieuses), n’est peut-être pas la caractéristique la plus partagée sur le continent africain. On le constate par exemple en République centrafricaine maintenant qu’a volé en éclats l’unanimité de façade autour de l’élection de la présidente Catherine Samba-Panza et que se dissipe l’illusion d’un retour spontané à la raison des acteurs les plus belliqueux, c’est-à-dire les « miliciens » anti-balakas. Nous ne sommes pas suffisamment familiers de la société centrafricaine pour en connaître les ressorts de la médiation traditionnelle. Mais quels que soient les acteurs de cette dernière, ils ont totalement échoué à briser la spirale de l’intolérance, à stopper le cycle des violences ciblées et à isoler les semeurs de haine.
Les autorités religieuses qui avaient courageusement tenté une intercession en sont réduites aujourd’hui à courir le monde afin de trouver un médiateur suffisamment puissant pour restaurer l’ordre sur le terrain et pour mettre à la raison les fauteurs de troubles. La situation actuelle, déjà tragique en elle-même, annonce surtout des lendemains inextricables quand un semblant d’ordre pourra être rétabli et que la communauté internationale demandera au pays de prendre sa part de responsabilités dans la reconstruction et de se comporter en nation convalescente en réussissant au moins la mobilisation de ses fils pour une problématique renaissance.
UNE PURE GAGEURE. Le cas centrafricain souligne vers quelles incertitudes terribles peut être entraînée une nation lorsque disparaissent les amortisseurs sociaux, lorsque sont ignorées les intercessions traditionnelles et lorsque se retrouvent totalement discréditées aussi bien l’élite politique que les institutions de l’Etat. Le Mali a fort heureusement pu éviter toutes ces situations extrêmes dans les différentes crises qu’il a traversées. L’esprit de raison des populations y est pour beaucoup, mais il convient d’insister aussi sur la volonté de préserver un vivre ensemble ébranlé par la violence des événements, mais estimé à sa juste importance par les communautés qui l’ont pratiqué. Ce sera d’ailleurs essentiellement sur ces acquis que se basera la mission de la Commission vérité, justice et réconciliation (CVJR) dont la loi de création a été votée la semaine dernière par l’Assemblée nationale. Lorsqu’on se réfère aux débats à l’Hémicycle et aux réactions recueillies auprès des simples citoyens, il est aisé de voir que la nouvelle structure entamera sa mission en affrontant une interrogation.
Le premier questionnement porte sur l’indépendance que saura se donner la Commission. L’interrogation est compréhensible lorsqu’on se souvient que depuis 1991, le traitement des crises successives au Nord du Mali s’est fait très souvent au sein de cercles restreints et que débusquer l’information au sein de ceux-ci relève par moments de la pure gageure. La deuxième République avait fait gérer le problème de la rébellion par un cénacle d’officiers réunis autour du chef de l’Etat et rendant directement compte à celui-ci. L’accord de Tamanrasset de janvier 1991 fut d’ailleurs signé du côté malien par le chef d’état-major général des armées, le général Ousmane Coulibaly.
La Transition, elle, a alterné les espaces de débats ouverts (Conférence nationale, rencontre CTSP-gouvernement-ressortissants des Régions du Nord du Mali-représentants de des mouvements armés, rencontres préparatoires de Mopti et de Ségou) et les négociations secrètes menées notamment avec l’aide du tandem Edgar Pisani – Baba Miské et le soutien du médiateur algérien. La deuxième République sous Alpha Oumar Konaré a maintenu cette dualité. La question du Nord a été ainsi passionnément débattue dans le cadre des Concertations régionales et de la Synthèse nationale. Ces foras ont eu le mérite de faire remonter le ressenti des populations sur la reprise des accrochages. Ils ont aussi traduit l’union sacrée de tous les acteurs politiques qui se sont volontairement abstenus de polémiquer sur la conduite des opérations de sécurisation du territoire. A l’inverse, le traitement des dossiers post conflit, et plus particulièrement ceux relatifs à l’insertion des ex-combattants dans l’administration publique comme dans les forces armées et de sécurité, s’effectua dans une certaine confidentialité et très souvent lors de rencontres organisées en Algérie.
LES EXCÈS LES PLUS INACCEPTABLES. Le fait que le résultat de ces négociations fut ensuite rendu public n’atténua en rien les réactions outrées des syndicats et des organisations de jeunes qui jugèrent excessifs les quotas accordés aux mouvements armés. Le recours aux discussions en cercle restreint et aux négociations menées à l’extérieur du territoire malien s’est à nouveau retrouvé dans la préparation de l’accord d’Alger en 2006. C’est donc en se référant à ce passé de traitement confidentiel des dossiers du Nord du Mali que l’opinion publique émet des doutes quant à la capacité de la Commission à réussir véritablement et entièrement l’exercice de vérité. Mais sur ce point bien précis, il est certainement à faire remarquer que ce qui est attendu de la CJVR est moins des révélations fracassantes et des prises de position spectaculaires qu’une reconstitution minutieuse des événements et une appréciation dépassionnée des décisions jusqu’ici prises.
La seconde question porte sur la période objet des investigations et des propositions de la Commission, période qui s’étale de 1960 à 2013. Beaucoup n’ont pas caché qu’ils auraient préféré que pour des raisons d’efficacité, la CVJR se limite soit au segment 1990-2013 au cours duquel se sont produites quatre rébellions et qui comporte certainement le plus grand nombre de réponses inappropriées ou inopérantes ; soit au biennum 2012-2013 qui a enregistré les excès les plus inacceptables exercés contre les populations, la mise en danger de l’unité nationale et de l’intégrité territoriale de notre pays, la conduite contestée des opérations militaires, la fragilisation comme jamais au Nord du Mali sous le double assaut des rebelles et des djihadistes. 2012-2013 marque indiscutablement l’entrée de notre pays dans une ère nouvelle parsemée d’inconnues et qui nous laisse d’autre choix que celui d’indispensables et courageuses révisions.
En faisant partir de notre accession à la souveraineté le champ d’investigation de la Commission, la loi offre aux futurs membres de celle-ci une très grande liberté d’analyse et de proposition. Mais surtout, elle donne l’opportunité à la CJVR d’affirmer son indépendance en décidant de trier dans l’abondance de la matière qui lui est proposée les points qui lui paraissent essentiels à traiter pour faire avancer dans le court terme la cause de la réconciliation nationale.
Ce qui nous paraît le plus important, c’est que les commissaires dans leur démarche évitent le péché d’orgueil qu’avait commis la Commission électorale nationale indépendante en 1997. La logique aurait voulu que la CENI première version à qui revenait à l’époque non pas le contrôle, mais l’organisation des consultations, considère l’administration territoriale comme son allié naturel et collabore donc avec cette dernière. Au lieu de quoi la Commission s’accapara de l’entièreté d’un processus pour la conduite duquel elle n’avait aucune expérience avérée et ne disposait pas d’une expertise suffisante (la majorité des membres de la CENI étaient des juristes). Le fiasco du premier tour des législatives en avril 1997 s’explique en bonne partie par cette prétention à régenter en l’absence de la maîtrise nécessaire.
L’OUVRAGE NE MANQUERA PAS. La CJVR n’aura pas à s’atteler à une tâche d’une nature similaire à celle confiée à la CENI. Mais sa mission ne cède ni en dimension, ni en complexité à ce que devait faire la Commission électorale nationale indépendante. Son mandat limité l’oblige donc à un maximum d’humilité et de pragmatisme si elle a l’ambition d’apporter une contribution de qualité aux efforts déployés pour la sortie de crise. Trois ans, c’est en effet trop peu pour s’aventurer à faire œuvre d’historien dans l’analyse de contextes politiques complètement différents et des trajectoires suivies par les différents groupes armés. Mais c’est suffisant pour faire un travail de reconstitution critique absolument indispensable pour l’édification de nos compatriotes sur les causes des drames récurrents. Trois ans, c’est aussi largement suffisant pour diagnostiquer la gravité des déchirures survenues dans la cohabitation intercommunautaire et pour suggérer les actions les plus pertinentes afin de restaurer la cohésion sociale qui sera un des éléments essentiels du rétablissement de la normalité et de la stabilité au Nord du Mali.
Trois ans, c’est également suffisant pour recenser les faiblesses et les maladresses de tout ce qui avait été jusqu’ici entrepris pour éviter le retour des affrontements armés et pour impulser le développement du Septentrion. Car dans ces domaines, ce n’est certainement pas la volonté politique qui a fait défaut depuis 1991. Par contre, il y a largement à redire sur le bien-fondé des projets initiés, sur la pertinence des infrastructures implantées et sur la multiplication d’erreurs de casting dans la désignation de responsables. Il y aurait aussi des remarques à faire sur l’attention insuffisante portée sur les couches les plus fragiles, sur la faible promotion des activités pérennes génératrices de revenus pour les populations « d’en bas » et sur la complaisance excessive démontrée à l’égard de supposés leaders qui ont converti en rentes leur prétendue influence.
Ce ne sera donc certainement pas l’ouvrage qui manquera à la Commission. Celle-ci s’apercevra très vite que la justice est une forte attente exprimée par toutes les communautés qui exigent que celle-ci soit rendue avec équité ; que les vérités (en certaines circonstances difficiles à accepter) ne se dégageront qu’au terme de quêtes complexes et d’écoutes intelligentes ; et que la réconciliation dont la nécessité est clamée par tous exigera des renoncements sur lesquels beaucoup hésiteront le moment venu. Le challenge est donc de taille. Mais comme le dit la fameuse devise, il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. Les futurs membres de la CJVR ne se priveront certainement pas d’espérer et ils comptent bien réussir. On leur souhaite donc d’oser entreprendre et de ne pas se lasser de persévérer.