Aujourd’hui, 17 avril 2014, soit 37 ans après l’assassinat du président Modibo Keïta, nous sommes réunis pour les funérailles de sa Veuve Mariam Travélé, ma grande sœur. Elle est décédée le même jour que sa sœur, la brave Madame Kounadi Bamina Travélé. Personnellement, c’est Mariam Travélé que j’ai connue, avant de connaître le président Modibo. Son frère Souleymane était mon ami. Il était plus âgé que moi ; l’affection qui nous liait était si profonde que lorsqu’il décéda, quelques mois avant la naissance de son enfant qui porte son prénom, toute la famille Travélé m’adopta comme il est de coutume au Mali. Donc, j’ai connu le président Modibo comme un «beau-frère», avant qu’il ne devienne le camarade de lutte et le dirigeant politique et syndical.
Notre grande sœur Mariam Travélé, comme tous ses frères et sœurs, a reçu une éducation stricte de la part d’un père, Moussa Travélé, rigide sur les valeurs sociétales et une maman profondément croyante et ferme sur les principes de l’Islam. Mariée en 1939 à Modibo Keïta alors instituteur, elle acquit une riche expérience de la vie en compagnie de cet homme exceptionnel à tous égards. Le couple servit à Bamako, Sikasso, Kabara et Tombouctou. Partout et dans toutes les conditions, elle assuma son rôle avec discrétion, délicatesse et droiture. L’ascension sociale de son mari et les postes de responsabilité auxquels il accéda, ne changèrent rien à son comportement.
D’ailleurs, interrogée par un journaliste de la revue «Construire l’Afrique», n’a-t-elle pas répondu à la question : «dans une vie d’épouse de chef d’Etat, peut-on vraiment être simple comme tout le monde ?» : On a tout intérêt à l’être, car rien n’est éternel. C’est pourquoi en ce qui me concerne, je faisais comme tout le monde. Je sortais sans escorte ; j’allais ou je voulais, voir ma mère, ma sœur, mes amis, au marché…».
Le président Modibo Keïta était directeur d’une école à Sikasso au moment où se tenait le Congrès constitutif du Rda à Bamako en octobre 1946. De ce fait, il ne put participer aux assises parce que l’administration coloniale ne lui accorda pas la permission de venir à Bamako. Après les travaux, la direction provisoire élue lui envoya un émissaire pour lui demander d’accepter le poste de Secrétaire général. Il répondit positivement et demanda une mise en disponibilité sans solde de quatre ans. Alors commença une longue période de difficultés matérielles et Madame Modibo tint bon comme son mari.
Je l’ai vue rapiécer les pantalons kaki que Modibo portait aussi bien à Bamako que pendant ses tournées dans le pays profond. Au fur et à mesure des victoires du Parti, le couple vécut à Bamako, à Paris et Dakar ; Mariam Travélé resta comme avant : modeste avec une élégance naturelle, attentive à son entourage, aux amis et parents. Une fois, elle fut excédée par le comportement déloyal de quelques dirigeants du parti à l’égard de Modibo et elle lui lança : «Démissionne ! Tu es un enseignant, tu adores l’agriculture et l’élevage ; on va s’installer à la campagne», montrant ainsi son manque d’intérêt pour les délices du pouvoir.
Madame Modibo n’enfanta pas, mais tout le monde s’accorde à reconnaître l’intensité et la sincérité de ses sentiments d’affection pour les nombreux neveux, nièces qu’elle éleva dans l’amour du travail, le courage devant les difficultés et la modestie pieuse du bon musulman. Après le coup d’Etat du 19 novembre 1968, Madame Modibo fut la seule des épouses du président à être trimballée du Palais de Koulouba au camp para de Djikoroni, ensuite à Moribabougou et enfin, à Sikasso. Elle a passé 10 ans sans jugement dans une case-ballon entourée d’un mur élevé pour qu’elle ne voie ni ne soit vue de personne. Dans ce cloitre, elle souffrit l’enfer. Parfois, elle allait jusqu'à solliciter de ses geôliers de lui confier la broderie des layettes de leurs bébés, rien que pour tuer le temps. Parfois, elle se mettait à lire à haute voix des pages entières de livre, rien que pour entendre elle-même une parole humaine.
Parfois, elle convainquait des soldats de lui acheter de la laine et elle tricotait sans savoir ce qu’elle en ferait. Et si aucune occasion ne s’offrait à elle d’en faire don, elle défaisait et refaisait sans fin son ouvrage. Et elle eut ainsi la force de tenir, de garder son équilibre mental et sa santé physique. Dans son monumental livre «Dictionnaire des Femmes célèbres du Mali», Madame Adam Ba Konaré témoigne : « Elle ne fut libérée que le 1er janvier 1978. À la mort de Modibo Keïta en 1977, les militaires refusèrent à Mariam de porter le veuvage coutumier. Elle n’a même pas eu le droit de voir le corps de son époux, malgré les pressions de sa famille». Son petit frère Boubacar Travélé, officier des douanes, se fit renvoyer par Tiécoro Bagayogo avec la tenue de veuvage qu’il avait confectionnée et qu’il voulait envoyer à Mariam. Peu de temps avant sa libération elle fut amenée au camp para de Djikoroni où son mari avait été assassiné et on l’a cyniquement obligée à se coucher sur son lit de mort.
Et voilà qu’elle meurt modestement dans la dignité dans la concession de son père, dans une maison en banco, couverte de tôle galvanisée dotée d’un plafond équivoque. Cela faisait des années qu’elle souffrait de diverses maladies. Voilà le sort que le Mali réserve à l’une de ses plus honorables citoyennes, la première Malienne qui a occupé le Palais de Koulouba après la proclamation de l’indépendance le 22 septembre 1960. Son sort rappelle celui de la plupart de nos compagnons de lutte et ce qui m’a fait écrire le livre que j’ai intitulé : «Le salaire des libérateurs du Mali», où je décris quelques-unes des brimades, des incarcérations, des tortures difficilement imaginables de la part de la junte militaire qui, sous la direction de Moussa Traoré, a fait irruption sur la scène politique malienne en novembre 1968.
Mais, qu’on ne s’y trompe guère. Le vrai salaire des libérateurs ne se mesure ni en numéraire ni en nature. Les actes patriotiques ne sont pas des marchandises. Ils ne se vendent pas, ils ne s’achètent pas, ils ne sont pas piratables. Ils appartiennent en propre à ceux qui les ont posés et se paient uniquement en valeurs impérissables. Le 26 mars 1991 n’a apporté aucune tentative de gestion du sort de ce qui reste de nos camarades et surtout de leurs familles qui souffrent encore des séquelles du régime militaire.
Grande sœur, Mariam Travélé, c’est très pieusement que nous nous inclinons devant ton corps pour manifester notre admiration sans bornes pour ton parcours glorieux sur cette terre malienne au service de la liberté, de la souveraineté, de l’unité nationale, de l’Unité africaine, de l’amitié entre les peuples du monde et de la paix.
Le peuple malien et les amis du Mali, mais surtout les fidèles aux idéaux de l’Us-Rda ainsi que tes nombreux fils, filles et petits enfants de par le monde, sont inconsolables. Merci aux familles Daba Keïta, Kounadi Traoré, Bouyagui Fadiga, Alassane Traoré. Merci à Souleymane et à Bamoussa ainsi qu’à leurs épouses pour leur dévouement constant. Merci à toute la famille Moussablena. Grand merci pour tous ceux qui se sont investis pour accompagner Madame Modibo durant sa fin de vie. Merci à tous ces hommes et femmes ici présents surtout aux jeunes qui, sur Facebook, Twitter et d’autres réseaux sociaux se transmettent condoléances et encouragements. Merci aux hautes autorités du Mali qui ont aidé à l’organisation de ces funérailles.
Madame Modibo Keïta Mariam Travélé est morte dans la douleur d’avoir assisté à l’invasion du pays et à l’occupation des deux tiers du territoire national.
Elle a considéré comme une humiliation nationale le fait de voir les forces armées nationales incapables de défendre le sol national et de reconquérir les régions occupées. Elle attendait avec angoisse la libération de Kidal, la réunification du pays, la restauration de la souveraineté nationale et le règlement des situations nées de la crise. Quant à toi Madame Traoré Fanta Samaké, nous compatissons à ta peine, toi qui es la tante de Mariam et de Bamina, des personnes auxquelles tu étais particulièrement attachée et qui t’ont quittée le même jour à quelques heures d’intervalle. Grande sœur Mariam Travélé, le peuple malien qui t’aime et te respecte, fait des prières ardentes pour le repos de ton âme. Un jour viendra où on reconnaîtra ta contribution à l’édification d’un Mali fort, uni et respecté dans le monde.
Dors en paix Grande-Sœur et que le Bon Dieu t’accueille dans son paradis. Amen !
Amadou Seydou Traore dit Amadou Djikoroni