"Montrer vite" la prise d’otage dont ont été victimes la culture et la foi à Tombouctou est l’une des ambitions premières du cinéaste mauritanien qui signe "Timbuktu" en compétition au festival de Cannes. Entretien avec Abderrahmane Sissako.
Afrik.com : "Bamako " était déjà un plaidoyer et vous disiez qu’il y avait une urgence dans cette démarche. Avez-vous eu la même sensation avec "Timbuktu" ?
Abderrahmane Sissako : Oui. Cependant, les urgences ne sont pas les mêmes. Pour "Bamako", l’urgence se trouvait dans une prise de parole pour montrer qu’il y a une conscience des gens qui sont dépossédés, spoliés même s’ils n’ont pas les moyens de changer la situation. Pour "Timbuktu", c’est une autre urgence. Celle de montrer très vite que la prise d’otages la plus terrible n’est pas celle de deux ou cinq hommes, mais celle qui concerne une culture, la foi des populations de Tombouctou par des gens venus d’ailleurs. La culture de cette ville est celle de la paix, de la tolérance, du partage, de l’acceptation de l’autre... C’est une ville où l’on retrouve des Touaregs, des Peuls, des Songhay, des Arabes... Dans les rues de Tombouctou, vous pouvez entendre parler cinq langues différentes. Ces gens sont venus avec pour seule légitimité une religion qu’ils imposent avec une force et dans une violence terribles. Comment peut-on rétablir la justice en coupant la main ou la jambe d’un homme qui est déjà une victime en soi... et prétendre l’aider ?
Afrik.com : Vous ne faites pas de cadeaux aux islamistes dans Timbuktu néanmoins vous soulignez qu’ils restent des êtres humains... ...
Abderrahmane Sissako : Quand on cesse de voir la part d’humanité de l’autre, on tue sa propre humanité et c’est dangereux. Il ne faut jamais oublier qu’un islamiste a été un enfant, heureux ou malheureux, et que son destin a ensuite basculé.
Afrik.com : Vous avez déclaré lors de la conférence de presse de votre film que l’on ne pouvait pas échapper à sa réalité en tant que cinéaste. Est-ce à dire que les cinéastes africains sont condamnés à ne parler que de politique, et souvent donc des conflits qui endeuillent cette partie du monde... sur La Croisette ?
Abderrahmane Sissako : Je ne le pense pas. Cela veut plutôt dire que nous nous posons en témoins de certaines choses qu’on a besoin de dire ou qui doivent être dites. Pour moi, cela veut dire aussi que je vis cette Afrique magnifique et dynamique. Je la vis et elle est à moi.
Afrik.com : Vous étiez où quand vous avez appris le coup d’Etat au Mali ? Qu’avez-vous éprouvé quand les islamistes ont envahi le Nord ?
Abderrahmane Sissako : J’étais à Nouakchott. Cela a été un choc et ça l’est resté longtemps. D’autant que j’avais tourné le western de Bamako à Tombouctou. J’avais cependant un optimisme qui est celui de l’imam de la ville. Il m’a dit plus tard, quand la ville a été libérée, qu’elle avait été plusieurs fois été occupée et que la dernière en date était française. J’ai apprécié cette mise en perspective historique et cet optimisme qui habite les gens de Tombouctou et ceux de Gao aussi.
Afrik.com : Vous faites allusion à ce conflit permanent qui oppose les nomades aux sédentaires. Dans une réplique de Kidane, vous renvoyez aux reproches que les Touaregs ont toujours fait à l’Etat central malien, celui des les avoir délaissés. Les revendications du MNLA sont liées à cette situation.
Abderrahmane Sissako : C’est important de pouvoir dire ça. L’Etat malien reconnaît évidemment qu’il n’a pas joué son rôle à un certain moment. C’est ce qui a amplifié la crise. Les pouvoirs successifs n’ont pas fait leur travail. On peut tout simplement constater que l’Etat est absent dans le Nord. Il faut en être conscient et se donner les moyens d’amorcer un dialogue véritable, engager un processus qu’on appelle couramment vérité-réconciliation, qui semble parfois banalisé ou galvaudé...
Afrik.com : Ce sera la solution pour trouver un vrai compromis entre Bamako et la rébellion touareg par exemple ?
Abderrahmane Sissako : Oui, mais véritablement la vérité, dans le souci de reussir cette réconciliation.
Afrik.com : Vous êtes venu plusieurs fois à Cannes présenter vos films. Mais c’est la première fois qu’une de vos oeuvres est en compétition. Dans quel état êtes-vous ?
Abderrahmane Sissako : Cela fait du bien parce que Cannes est un lieu où quand on est choisi, on y arrive notamment en compétition pour être visible et c’est le propos que l’on tient qui devient visible. C’est le travail d’un pays qui dépasse très vite le pays pour s’étendre au continent. On a cette chance qui est parfois une malchance, mais c’est plutôt une chance à mon avis.
Afrik.com : Vous savez bien évidemment comment filmer le désert. Comment on tient une caméra dans ce contexte ? Moussa Touré évoquait ce sable fin qui s’envole...
Abderrahmane Sissako : On y réfléchit avant. Comme c’est beau, il faut casser la beauté pour qu’elle soit visible.
Afrik.com : Quand vous cassez la beauté, cela donne l’image (sublime) de "Timbuktu" ?
Abderrahmane Sissako : Absolument !