L’immédiat après Kidal a été une période compliquée. Il convient désormais d’en sortir au plus vite et de ne pas se tromper sur l’identification de l’essentiel
Acceptons donc l’augure d’Ahmed Baba Miské. Celui qui fut en 1991 et 1992, médiateur au côté d’Edgar Pisani dans la crise au Nord du Mali a souhaité que le choc violent causé par les événements de Kidal soit finalement bénéfique pour notre pays. Notamment en incitant le Mali à faire une réévaluation de tout ce qui a été entrepris jusqu’ici en matière de négociation avec les groupes armés et d’actions posées en faveur de la réconciliation nationale. L’exercice n’est pas superflu au regard de deux facteurs majeurs dont l’apparition est liée à la toute proche actualité : les inflexions dans l’état d’esprit de l’opinion publique nationale et l’inévitable reformulation de leurs revendications par les groupes armés. Mais avant de nous intéresser à ces deux points, il convient sans doute de s’arrêter sur l’extrême utilité de la décision prise par le président de la République de rencontrer la semaine dernière les leaders de la majorité présidentielle et de l’opposition pour échanger avec eux sur les évènements de Kidal et sur la stratégie arrêtée par les autorités face au nouveau contexte.
Bien que les détails des échanges n’aient fait l’objet d’aucune publicité, les participants – comme cela était attendu – ont laissé fuiter suffisamment d’informations pour que l’essence des entretiens puisse être reconstituée. Au-delà d’une sobre restitution des évènements de Kidal, le coeur du discours présidentiel consistait en un appel à un comportement solidaire et pondéré de toutes les forces politiques dans la phase délicate qu’affronte le pays. Le message a été plutôt bien accueilli par l’opposition dont les deux principaux leaders – Soumaïla Cissé et Modibo Sidibé – se sont accordés sur la même remarque : que ne leur soient plus déniés à l’avenir ni l’esprit de responsabilité avec lequel ils analysent les situations les plus graves, ni leur droit à l’information vraie en période de crise.
L’initiative du président Keita a deux mérites. Le premier, et le plus symbolique, a été de rétablir la non-belligérance politique autour du traitement des problèmes de sécurité dans le Septentrion malien. Cette non-belligérance avait été tacitement établie dans les premières années de la IIIème République et elle avait même été consacrée par un meeting unitaire organisé en 1994 au palais de la Culture. Le pacte informel ainsi conclu a été écorné par la récente radicalisation de l’opposition qui avait demandé la démission du Premier ministre et par la riposte virulente de la majorité présidentielle. La rencontre de Koulouba n’aplanit pas les divergences d’analyse qui restent très fortes, mais elle dépassionne leur expression. Ce qui est tout de même essentiel dans une conjoncture qui exige que nos problèmes soient abordés avec lucidité et esprit de raison.
Le deuxième avantage du geste présidentiel, et le plus évident, est qu’en principe il met un terme à une éruption de mauvaises fièvres au cours de laquelle se sont entrecroisés appréciations contradictoires et graves malentendus.
TOUJOURS GROGGY. Dans l’évaluation des conséquences de l’après Kidal, le gouvernement avait recherché un effet d’exhaustivité en démultipliant les éclairages ministériels à la télévision nationale, mais il a au final suscité surtout la perplexité du fait du caractère parfois contradictoire des commentaires. Car – et la tournée du ministre Mahamadou Camara en Europe et aux Etats-Unis l’a démontré – plus une situation est complexe, mieux l’explication en est faite et plus sûrement est garantie la cohérence du message lorsque la restitution est assurée par une voix unique.
Un motif supplémentaire de perplexité pour nos compatriotes avait été ensuite créé par l’échange à distance entre le Premier ministre et l’ancien ministre de la Défense nationale. A Moussa Mara qui avait classé la démission de Soumeylou B. Maïga parmi les « mesures de redressement » devenues incontournables après la déroute de Kidal, le patron de l’ASMA CFP a répliqué par une mise en cause à peine voilée de la responsabilité du chef du gouvernement dans le déclenchement des opérations militaires. Ces deux séquences ont encore dérouté un peu plus l’opinion nationale. Toujours groggy et passablement désorientée, cette dernière demeure surtout en attente d’explications et en quête de paroles apaisantes. Mais elle est aussi parcourue par des élans contradictoires auxquels il convient de prêter la plus grande attention. Tout d’abord, et malgré les adjurations répétées des autorités, le ressentiment populaire reste très vif vis-à-vis de certains partenaires accusés de s’être montrés passifs en des heures difficiles pour l’armée malienne.
Quand la rancœur est si profondément ancrée, il n’y a pas d’autres choix que de laisser le temps atténuer certaines amertumes. Car la plupart de nos compatriotes – et même les plus raisonnables – n’abandonneront pas de si tôt deux convictions solidement ancrées en eux. La première est que l’armée française en aménageant un dispositif particulier pour la libération de Kidal a objectivement aidé le MNLA, encore affaibli par les coups portés par le MUJAO, à investir la ville, à y prendre ses quartiers et à y renforcer ses positions. Une telle remise en jeu des rebelles aurait été impossible si comme à Tombouctou et à Gao, les forces armées maliennes avaient pénétré dans la capitale de la 8ème Région juste après les éléments de Serval.
La seconde conviction populaire se résume à un fort préjugé négatif portant sur l’action et l’attitude de la MINUSMA qui se montre remarquablement disponible pour les actions de routine (patrouilles dans les zones pacifiées et fourniture de logistique pour les déplacements des personnalités) et qui s’est révélée notoirement absente dans les situations critiques. Ces deux préventions quasiment indéracinables font qu’il est quasi impossible d’attirer aujourd’hui l’attention de nos compatriotes sur l’accompagnement souvent décisif actuellement apporté par Serval et le contingent onusien à la stabilisation des positions des forces maliennes au Septentrion. Pour les Maliens, l’implication présente des forces partenaires rend encore plus inexplicable la réserve de naguère. Mais d’un autre côté et très logiquement, le 21 mai a déclenché un lent et sensible glissement de l’opinion vers l’acceptation d’une solution négociée sur la question de Kidal.
UNE ASPIRATION SOUS-ESTIMÉE. Lent, parce que cette évolution suppose l’abandon à contrecœur de la détermination affichée naguère de rétablir, au besoin par les armes, l’intégrité du territoire national. Aujourd’hui, le principe de réalité s’impose : le pays amorce tout juste sa convalescence et ne dispose pas encore de toutes les ressources (humaines notamment) qui lui permettraient d’assumer seul la sécurité sur tout notre territoire. Même le naguère controversé accord de défense avec la France ne voit plus son indispensabilité contestée. Lent également, parce que nos compatriotes ont le sentiment que leur aspiration à un plein exercice de notre souveraineté nationale demeure sous-estimée par la communauté internationale et que celle-ci pourrait les inciter dans la recherche de la paix à des compromis difficilement acceptables. Ce sont ces frustrations rentrées qui poussent certains acteurs à livrer encore des batailles d’arrière-garde, notamment en poursuivant une vaine diatribe contre les forces partenaires, ou en prônant le boycott des produits français et suisses.
Mais le temps n’est plus aux manifestations d’humeur, ni aux professions de foi grandiloquentes. L’essentiel est tout d’abord dans un traitement approprié des questions immédiatement liées à la déroute de Kidal. Le président de la République en a géré le volet politique. Le volet militaire revient entièrement au ministère de la Défense qui doit déceler les dysfonctionnements intervenus dans la conduite des opérations et neutraliser les retombées collatérales de l’événement. Reste le volet « devoir de compte-rendu » que prend en charge l’Assemblée nationale à travers une commission d’enquête. Les députés sont évidemment dans leur mission en prenant cette initiative. Mais ils mesureront bien vite la délicatesse et la complexité des investigations qu’ils vont enclencher. Notre pays n’est certes pas en état de guerre, mais la nature des opérations menées le 21 mai, les décisions prises ce jour là par le commandement et les circonstances dans lesquelles l’avantage militaire initialement acquis par nos forces a été brutalement détruit ne pourront vraisemblablement jamais être exposées dans le court terme, sauf à accepter de mettre en danger notre dispositif militaire au Nord.
L’opinion, elle-même, acceptera d’ailleurs sans peine que soit respecté cet impératif de confidentialité. En outre, en raison de la difficulté à se rendre sur le terrain pour enquêter à loisir, il sera difficile à la commission – sauf revirement extraordinaire de la situation – d’établir de manière absolument précise l’importance du renfort djihadiste reçu de toute évidence par le MNLA et le rôle décisif de ce renfort. Enfin, la reconstitution de l’assassinat de huit innocents ne pourra se faire qu’à travers le seul témoignage des rescapés. La démarche de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale doit donc être acceptée pour ce qu’elle sera probablement : un effort méritoire pour comprendre un événement exceptionnel et pour en proposer une relation très partielle en attendant que des éclaircissements nécessaires soient apportés quand le moment sera venu de déclassifier certains documents. C’est ainsi que les choses se passent partout ailleurs quand un événement ultra sensible, de nature militaire et sécuritaire, est investigué sans recul. C’est ainsi qu’elles se dérouleront certainement chez nous.
DES ÉVÉNEMENTS INCONGRUS. L’essentiel pour nous, c’est aussi d’admettre que notre désir proclamé d’avancer aussi vite que possible dans les négociations pour un retour à la normale ne suscitera pas une disponibilité accrue des groupes armés. Sachant qu’ils seront inévitablement interpelés sur les circonstances de l’assassinat de huit civils, le MNLA et ses alliés ont multiplié les signes d’apparente bonne volonté : en « restituant à la communauté internationale » le gouvernorat de Kidal, en autorisant les visites des organisations humanitaires aux prisonniers, en rencontrant le Haut représentant du chef de l’Etat pour le dialogue inclusif inter malien et en acceptant de se rendre à Alger pour des entretiens exploratoires. Mais ces gestes sont sans portée réelle lorsqu’on leur oppose les conditions léonines qui seront certainement énoncées pour la libération de nos soldats, les entraves qui seront mises au retour des FAMA sur les positions occupées à Kidal, le refus déjà exprimé de reconnaître dans l’ex Premier ministre Modibo Keita un interlocuteur impartial, l’exigence de faire tenir les négociations hors du Mali et la préférence maintenue pour un médiateur international.
Ces positions des groupes armés sont logiques et attendues. Elles s’inscrivent dans la ligne d’une stratégie mêlant radicalisme et dilatoire, stratégie suivie depuis l’accord préliminaire de Ouagadougou et que vient renforcer désormais le succès militaire obtenu à Kidal. Nous sommes pour notre part obligés de considérer la situation prévalant dans la capitale de la 8ème Région comme un facteur compliquant et de l’intégrer en tant que tel dans notre nouvelle approche tactique. L’effort supplémentaire à fournir pour mener des négociations à l’avantage de la République impose donc que nous nous extrayions rapidement de l’immédiat après Kidal et de son atmosphère délétère.
Il est en effet impératif de mettre fin à une période qui a enregistré un dommageable désordre de postures. Et qui a suscité des événements parfaitement incongrus, comme la tentative de déstabilisation des institutions imputée au lieutenant Mohamed Ouattara. L’initiative en elle-même est totalement farfelue, mais le simple fait qu’elle ait pu être envisagée vient nous rappeler la fragilité de notre redressement et la vigilance à observer pour éviter la résurgence de situations désastreuses. Ce serait là le premier enseignement que nous pourrions tirer de ce qui est survenu à Kidal.