L’attachement des Etats-Unis d’Amérique au principe de la démocratie comme modèle de gouvernance n’est plus à démontrer. Vu de loin, surtout en Afrique, cela tourne même à «l’obsession». Mais, il faut se rendre dans cet immense pays pour comprendre les fondements de cette farouche volonté de promouvoir la démocratie par tous les moyens, notamment dans les pays qui bénéficient de l’aide américaine financée par les contribuables de l’Union des Etats Unis d’Amérique.
Après le coup d’Etat du 22 mars 2012, les Etats-Unis avaient interrompu toutes leurs relations avec le Mali pour protester contre cette manière violente de prendre le pouvoir. Et tous les programmes d’aides (Millenium Challenge Account, AGOA…), sauf les appuis humanitaires, avaient été suspendus avec une reprise liée au retour à un ordre constitutionnel. Cette farouche volonté de ne faire aucune concession, même pendant la transition, avait beaucoup surpris au sein de l’opinion nationale. Cela d’autant plus que l’Union européenne, le FMI et la Banque mondiale…avaient progressivement renoué avec le pays pour lui permettre de surmonter la crise.
Une fois aux Etats-Unis, nous avons compris pourquoi la démocratie était un principe fondamental dans les relations diplomatiques que ce pays peut nouer ici et là. Cette grande nation tire sa cohésion et surtout sa puissance (politique, économique, militaire) de la démocratie, de la liberté, de la justice et de la tolérance.
Et, on est charmé, voire fasciné quand de hauts responsables américains vous parlent de ce système de gouvernance. Les participants au «Programme Edward R. Murrow pour les journalistes» ont rencontré John Kerry, le Secrétaire d’Etat américain (l’équivalent du Ministre des Affaires étrangères) le 30 octobre 2013 autour de ce thème.
Pendant près d’une demi-heure, John Kerry a défendu la liberté d’expression et de presse, ainsi que la démocratie comme des outils indispensables au développement d’une nation. Si le Secrétaire d’Etat américain a reconnu qu’il n’y a pas de modèle figé de démocratie, il croit fermement que les fondements sous-jacents (liberté d’expression et de presse, respect des droits de l’Homme…) sont universels ou doivent l’être.
La veille, dans l’après-midi, la Sous-secrétaire d’Etat chargée des Affaires africaines, Mme Linda Thomas-Greenfield, avait eu des échanges avec les participants au programme Murrow. Ces échanges avaient notamment porté sur la politique américaine et la démocratie en Afrique.
La Sous-secrétaire d’Etat chargée des Affaires africaines a exhorté ses interlocuteurs à continuer à se battre pour l’avènement d’une presse indépendante et responsable en Afrique, une presse toujours en quête de vérité pour mieux informer les citoyens et mieux servir la démocratie.
Les relations des Américains avec la démocratie tournent vite à l’obsession. Et cela parce que la notion de liberté est l’essence des amendements constitutionnels de l’Amérique des Abraham Lincoln, John F. Kennedy, Martin Luther King, Mohamed Ali, Bill Clinton, Barack Obama....
«Le Congrès ne fera aucune loi pour conférer un statut institutionnel à une religion, qui interdise le libre exercice d'une religion, qui restreigne la liberté d'expression, ni la liberté de la presse, ni le droit des citoyens de se réunir pacifiquement et d'adresser à l'État des pétitions pour obtenir réparation de torts subis…» !
C’est ce que, entre autres, stipule le Premier Amendement à la constitution des Etats-Unis d’Amérique. Et la jouissance de ces droits ne saurait souffrir de punition ou de représailles.
Berceau de la démocratie moderne
Cette disposition fait partie des dix amendements ratifiés en 1791 et connus collectivement comme la Déclaration des Droits (Bill of Rights). Il interdit au Congrès d'adopter des lois limitant la liberté de religion et d'expression, la liberté de la presse ou le droit à «s’assembler pacifiquement».
Les Etats-Unis sont la première démocratie moderne. La Révolution «a fait des Américains le premier peuple du monde moderne à posséder un gouvernement et une société réellement démocratiques». Et cela en dépit de la persistance contradictoire de l’esclavage jusqu’au milieu du 19e siècle.
Les treize colonies devenues indépendantes en 1776, puis une fédération en 1787 sont en effet la première «nation» moderne à avoir réussi ce qui faisait figure de quadrature du cercle politique jusqu’au XVIIIe siècle : la conjugaison de la souveraineté du peuple et du gouvernement représentatif grâce notamment au fédéralisme !
«L’Etat social des Américains est éminemment démocratique. Il a eu ce caractère dès la naissance des colonies. Il l’est plus encore de nos jours», soulignait Tocqueville pour expliquer cette exception américaine en matière de démocratie.
Il ajoute, «le grand avantage des Américains est d’être arrivés à la démocratie sans avoir à souffrir de révolutions démocratiques, et d’être nés égaux au lieu de le devenir». Si Tocqueville (Alexis de Tocqueville 29 juillet 1805-16 avril 1859, philosophe politique, précurseur de la sociologie) sut montrer en quoi la démocratie américaine était à bien des égards exceptionnelle et qu’elle pouvait aisément faire figure d’idéale, il en a aussi clairement exposé les limites et les risques.
Cette obsession serait donc liée au fait que les Pères Fondateurs américains ont inventé à la fois la République et la démocratie modernes, réconciliant ainsi les deux régimes distingués par Aristote.
Ce qui fait dire à un politologue que «les Américains ont non seulement pensé mais réalisé ce que chacun s’accordait à trouver impossible depuis l’Antiquité. Leur innovation institutionnelle est d’importance parce qu’elle permet à la fois la liberté et la stabilité, parce qu’elle s’appuie, physiquement, sur un territoire étendu et une population nombreuse et, institutionnellement, sur la représentation et sur le plein consentement des gouvernés».
Cette République démocratique repose sur la souveraineté absolue d’un peuple représenté dans chacun des pouvoirs du gouvernement : exécutif, législatif et judiciaire. Ce choix écarte donc d’un même mouvement le gouvernement mixte classique (lié à la représentation de la souveraineté partagée d’une société de corps différenciés) et la démocratie directe. Il est aussi celui de la prise en compte du fait du pluralisme moderne, c’est-à-dire de la multiplicité et de la division des intérêts individuels, de l’accent mis sur les libertés et de la primauté de la propriété.
Unité politique au service de la diversité humaine
«Ici, la diversité dans les facultés des hommes, qui est à l’origine des droits de propriété, n’en est pas moins un obstacle insurmontable à l’uniformité des intérêts. La protection de ces facultés est le premier objet du gouvernement», nous a expliqué l’un de nos interlocuteurs pendant notre séjour à Las Vegas. A son entendement, le système démocratique doit être perçu par les Pères fondateurs comme une «science politique nouvelle pour un monde tout nouveau».
Et son enracinement serait lié à cette «capacité de concevoir et de bâtir une unité politique sur la diversité humaine, sociale et territoriale dont la modernité reconnaît non seulement l’existence, mais la valeur».
Cette valeur est illustrée par la devise officielle des Etats-Unis : E pluribus unum, c’est-à-dire «Un à partir de plusieurs» ou, dans une traduction plus directe, «De plusieurs, un». Ce qui traduit une communauté de destin.
Les bâtisseurs des USA ont réussi à doter leur pays d’un système constitutionnel de séparation des pouvoirs supérieur à celui de Montesquieu, puisqu’il assure notamment l’existence d’un véritable pouvoir judiciaire et d’une structure territoriale fédérale, tout en étant fondé sur une souveraineté populaire unique. Une souveraineté populaire est d’ailleurs illustrée par les premiers mots de la constitution américaine : We the People, c’est-à-dire, «Nous, le peuple» !
N’empêche que tout n’est pas pour autant réglé dans ce que les chroniqueurs politiques appellent «élan initial». En effet, si la période qui va de la fondation constitutionnelle des Etats-Unis à la Guerre de Sécession permet d’asseoir la légitimité de la nouvelle démocratie sur un «peuple américain» de plus en plus nombreux et divers, elle ne permet pas pour autant d’en finir avec la plaie ouverte que représente l’esclavage des Noirs dans les Etats du Sud.
Les premiers à s’opposer à ce compromis constitutionnel seront les Anti-fédéralistes. Ceux-ci craignaient que la mise en place d’un pouvoir central ne vienne «corrompre les principes vertueux de la petite république de citoyens libres qu’ils assimilent aux états fédérés et donne le pouvoir aux élites libérales» du nord-est.
Mais, leur théorie échoua lors de la Convention constitutionnelle de Philadelphie en 1787. Et progressivement, cette confrontation idéologique va favoriser l’émergence de nouvelles méthodes de campagne conduisant à une phase d’approfondissement de la démocratie par l’attribution au peuple d’un rôle qui dépasse la simple désignation des élus.
C’est ainsi que Jackson crée le Parti démocrate afin de consolider «une victoire acquise à partir des votes d’une coalition hétéroclite et sur la base d’un discours anti-élite et égalitariste». Mais, curieusement, il n’en reste pas moins propriétaire d’esclaves.
Un modèle social sans cesse remis en cause
Sans doute pour ainsi démonter que malgré une modernisation économique assumée, une croissance démographique dynamique et son entrée de plain-pied dans l’âge démocratique, la nation américaine est profondément divisée en deux «humanités distinctes» comme le décrit Tocqueville : celle d’un Sud aristocratique et esclavagiste, et celle d’un Nord plus égalitaire et industrieux. Il s’agit aussi d’une division de l’héritage révolutionnaire revendiqué par les deux camps.
Et ce n’est que la Guerre de Sécession (1861-1865) qui va relativement trancher les questions en suspens comme l’esclavage, la nature de l’Union et le droit des Etats. Sous la conduite d’Abraham Lincoln, créateur du Parti républicain contemporain (Grand Old Party, élu président sur un programme anti-esclavagiste en 1860 et assassiné en 1865) que les états de l’Union (Nord-est victorieux) imposent l’abolition de l’esclavage (XIIIe Amendement à la Constitution américaine), la reconnaissance de l’égale protection de la loi à tous les citoyens (XIVe Amendement) et la primauté du pouvoir de l’Etat fédéral sur celui des états fédérés.
Dans les années 1930, la crise conduit l’Etat fédéral à intervenir massivement dans l’économie (New Deal) et le débat démocratique à se déplacer autour du modèle social. Ce cadre perdure jusqu’aux années 1960 qui sont marquées à la fois par la fin de la ségrégation et la mise en place d’un Etat providence plus axé sur les programmes d’assurance-maladie « Medicaid et Medicare ». Ce modèle d’une démocratie politique, économique et sociale apaisée sera d’ailleurs érigé en modèle dans les sciences sociales américaines à travers les thèses de «l’exceptionnalisme» (Seymour Martin Lipset) ou du «consensus libéral national» (Louis Hartz) notamment.
La position politique, l’activisme de la société civile (féministe, front anti-guerre au Vietnam, la guerre froide…) et des lobbies conduisent progressivement à une transformation de la nature même du pluralisme. Et la nature de la démocratie américaine va logiquement conduire à une polarisation plus forte autour des deux grands partis, démocrate et républicain.
Du début des années 1980 à nos jours, la scène politique américaine est le théâtre d’affrontements d’une virulence inédite autour notamment des «valeurs» culturelles et sociales (Culture Wars). Ce débat de repositionnement tourne autour des préoccupations majeures comme le rôle de la puissance publique, les questions de mœurs et de comportement sexuel, la peine de mort, le port d’arme ou encore les questions existentielles (avortement, euthanasie, cellules souches…).
Quid de la légitimité de la représentativité
Le Président Obama a d’ailleurs fait campagne en 2008 sur le thème de l’unité plutôt que de la division sans toutefois pouvoir, une fois élu, réaliser une telle unité sur les projets qu’il a défendus, en particulier celui de la réforme de l’assurance-maladie. Celle-ci sera ainsi l’un des axes majeurs de sa campagne pour un second mandat. En fin 2013, la mise en place de ce programme baptisé «Obamacare» a été contrariée par de nombreux couacs informatiques donnant ainsi de la matière à ses détracteurs.
L’évolution de la société américaine soulève de plus en plus d’importantes interrogations sur le devenir même de la démocratie chez l’Oncle Sam. En effet, la toute puissante Amérique est confrontée à une série de problèmes structurels de légitimité, de représentativité et d’efficacité qui ne sont pas sans évoquer les limites et les dangers signalés par Tocqueville, il y a presque deux siècles.
Ainsi, dans le récent débat sur l’assurance-maladie, la question de la légitimité démocratique a-t-elle, de nouveau, été posée à propos du poids des groupes de pression et d’intérêt (lobbies) dans la démocratie américaine.
Et l’issue controversée du scrutin présidentiel de 2000 à la suite du fameux épisode de recomptage des voix en Floride a montré les faiblesses de l’organisation matérielle du vote et l’inégalité d’accès au scrutin : machines à voter de piètre qualité, procédures d’organisation du scrutin et de contestation des résultats opaques, fraudes électorales, etc.
En termes de représentativité, pense un interlocuteur, «la démocratie américaine reste lestée d’importants défauts». Ainsi, si la longue marche des Noirs pour les droits civiques a longtemps été le point de fixation d’une promesse démocratique non réalisée, on doit aujourd’hui constater que la représentation des minorités ethno-raciales passe essentiellement par un découpage électoral qui fige de nombreuses circonscriptions et districts (des candidats issus des minorités pour les minorités et des candidats blancs pour les Blancs) en les privant de toute compétition électorale ouverte entre les deux partis notamment. Seuls les primaires intra-partisans autorisent un choix, par définition limité, à l’électeur.
La liberté, socle de la démocratie et de la société américaines
C’est toutefois l’efficacité de la démocratie américaine qui a été le plus souvent mise en cause ces dernières années, alors même que cette notion a précisément servi de justification aux nombreux arrangements avec les principes de légitimité et de représentativité.
La question de la démocratie directe en est un bon exemple. Elle était crainte par les Pères Fondateurs, notamment Madison, qui lui préféraient le gouvernement représentatif conformément à l’enseignement de l’histoire antique (la République romaine avait vécu plus longtemps que la démocratie athénienne…).
Or, rappellent de nombreux politologues, l’expansion territoriale américaine au XIXe siècle en même temps que l’insatisfaction grandissante face à la confiscation des pouvoirs par les représentants des lobbies économiques et des intérêts particuliers a conduit le mouvement progressiste à la fin du XIXe siècle à promouvoir l’idée de démocratie directe sur la base du référendum d’initiative populaire.
N’empêche que les institutions américaines poussent donc au gouvernement par consensus (que l’on appelle bipartisan), dans lequel, schématiquement, les deux camps doivent s’entendre pour faire avancer les projets-clefs.
«C’est précisément ce genre de consensus qui est devenu beaucoup plus difficile à obtenir en raison de la polarisation entre les deux camps et la division radicale sur les grands sujets de société», analyse Niger Innis, un responsable du Congrès pour l’égalité raciale (CORE) rencontré à Las Vegas.
Le paradoxe de la démocratie américaine, c’est de voir que les institutions inventées au XVIIIe siècle par les Pères Fondateurs, qui en protègent le sens profond et l’originalité, sont aussi celles qui l’empêchent de fonctionner dès lors que les enjeux divisent trop profondément le peuple et les partis qui le représentent. Et c’est cela le «nœud gordien» du fonctionnement de la démocratie américaine.
Mais, quelles que soient les oppositions et les antagonismes, une notion essentielle n’est jamais remise en question : la liberté ! Elle est l’essence de la politique, voire même de la société aux Etats-Unis d’Amérique.
Moussa Bolly