Dans un appel publié hier, le Syndicat libre de la magistrature (Sylima) dénonce l’attitude du ministre de la Justice et appelle les magistrats à barrer la route à ses dérives.
Chers collègues,
Respectons la loi et assumons-nous.
Juger ses semblables, prendre des décisions qui les affectent dans leur dignité, dans leur honneur, dans leur liberté et dans leurs biens est une redoutable mission qu’on n’aurait certainement pas confiée à un être humain s’il y avait une autre alternative ici-bas.
Prenons en conscience et sachons en mesurer la portée.
Dans l’accomplissement de sa mission, qui est à certains égards perçue comme un privilège exceptionnel, le magistrat est astreint à se comporter en citoyen exceptionnel. L’article 4 du code de déontologie annexé au statut de la magistrature dispose qu’il doit promouvoir et développer en toute circonstance des normes élevées de conduite ; qu’il doit, en particulier éviter tout comportement susceptible d’ébranler la confiance du public en la primauté du droit et en l’indépendance de la magistrature.
Pour nous permettre d’honorer notre sacerdoce, les lois de la République nous ont aménagé un régime particulier de protection assorti de devoirs et d’obligations spécifiques.
Rappelons quelques dispositions majeures :
Article 81 alinéa 1 de la Constitution : « Le pouvoir judiciaire est indépendant des pouvoirs exécutif et législatif ».
Article 82 alinéa 1 de la Constitution : « Les magistrats ne sont soumis dans l’exercice de leur fonction qu’à l’autorité de la loi ».
Article 3 du code de déontologie (loi n°02-054 du 16 décembre 2002 portant statut de la magistrature) : « L’indépendance de la magistrature est indispensable à l’exercice d’une justice impartiale ».
Article 5 du code de déontologie (loi n°02-054 du 16 décembre 2002 portant statut de la magistrature) : « Le magistrat a l’obligation de défendre son indépendance ».
« Toutes pressions, quelle que soit leur provenance, tendant à influencer sa décision de justice, doivent être fermement repoussées ».
Il résulte de ces textes que l’indépendance et l’impartialité du juge constituent les obligations premières du magistrat.
Au plan organique et fonctionnel, l’indépendance du juge se détermine par rapport aux autres pouvoirs, législatif et exécutif alors que l’impartialité interdit au juge tout parti pris, tout préjugé à l’égard de l’une des parties.
L’exigence d’indépendance du juge est un principe processuel fondamental de garantie d’une bonne justice
L’indépendance du juge a une valeur constitutionnelle, ce qui situe cette norme à la place supérieure dans la hiérarchie des normes juridiques. Le magistrat, dit l’article 5 du Code de déontologie, a l’obligation de défendre son indépendance.
Ni le législateur, ni le gouvernement ne peuvent censurer les décisions des juridictions ou porter atteinte à l’autorité de la chose jugée, ou adresser des injonctions au juge, ou se substituer à lui dans le jugement des litiges relevant de sa compétence.
Le constat qui est fait depuis un certain temps, notamment depuis l’arrivée du ministre Bathily au département de la Justice, est que ce principe sacro-saint d’indépendance du juge est malmené et par le ministre en personne ; et par de nombreux collègues, assez souvent par ignorance, quelques fois par suite d’une peur putative.
Il est malheureux de constater qu’à l’occasion du traitement judiciaire des affaires, le ministre de la Justice Bathily ne manque pas souvent d’appeler les juges pour leur donner des indications et même leur faire des injonctions.
Il importe de rappeler que les seuls interlocuteurs du ministre de la Justice restent le procureur général près la Cour suprême ou le procureur général près la Cour d’appel. En dehors d’eux il n’y a aucun lien légal direct entre le ministre de la Justice et un magistrat dans l’exercice de ses fonctions.
Même le procureur de la République, faut-il le rappeler, ne peut pas être saisi directement, ni au téléphone, ni par écrit par le ministre de la Justice.
Une saisine de cet ordre, quel que soit sa forme, est moins qu’un acte administratif nul ; c’est un acte inexistant.
Un magistrat qui se prête à une telle démarche du ministre de la Justice viole la loi, notamment l’article 5 du code de déontologie qui dispose « qu’il a l’obligation de défendre son indépendance et que toutes pressions, quelle que soit leur provenance, tendant à influencer sa décision de justice, doivent être fermement repoussées« .
Même au sein du parquet, la hiérarchie que la loi a établie entre les divers échelons n’est pas assimilable à celle instituée dans l’administration classique. Au parquet, en lieu et place du mot « adjoint » le législateur parle de « substitut », pour justement dire que les pouvoirs des procureurs n’incluent pas celui d’annuler un acte posé par ses substituts.
De même, l’opportunité des poursuites du procureur de la République visée à l’article 52 du Code de procédure pénale est un pouvoir propre. Il « reçoit les plaintes et les dénonciations et apprécie la suite à leur donner ». Même une dénonciation venant du ministre de la Justice, comme il est dit à l’article 49 du même code ne fait pas exception à cette règle.
Plus généralement, dans la gestion, au plan judiciaire, d’une affaire pendante devant un quelconque ordre de juridiction, et quel que soit son degré, vous n’êtes soumis qu’à l’autorité de la loi, mais pas à celle du ministre de la Justice.
Et la loi interdit au ministre de la Justice, émanation du pouvoir exécutif par excellence, de s’ingérer « illégalement dans la connaissance des droits et intérêts privés du ressort des tribunaux » (Article 83 du Code pénal).
Chers collègue, la notion d’indépendance du juge, sa traduction dans le jeu institutionnel et l’effectivité de sa mise en œuvre par les différents acteurs restent de loin une tâche non achevée. Un siècle après la proclamation d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique, le débat là-bas sur le sujet n’était pas clos.
Dans la construction et la consolidation de ce pilier de notre vivre ensemble démocratique, la responsabilité de nous les juges, reste entière.
Respectons la loi et assumons-nous.
L’impartialité
Le justiciable doit être protégé contre les convictions personnelles du juge.
Le juge doit éviter d’arrêter prématurément son opinion, avant l’ouverture des débats.
L’absence de causes personnelles susceptibles d’engendrer un risque de partialité doit être scrupuleusement observée par le juge. Ce n’est pas le cas lorsque le juge ne dispose pas d’un statut d’indépendance vis-à-vis de l’une des parties ou des autorités publiques. Ce n’est pas non plus le cas lorsque le juge s’est obligé vis-à-vis de l’une des parties, notamment en acceptant de sa part un bien ou un avantage actuels ou virtuels, mais indus.
Il est reconnu que l’absence d’impartialité chez le juge malien trouve sa source principale dans la nécessité où il se trouve de compléter son revenu légal afin de subvenir aux besoins fondamentaux de sa famille.
Autant les conditions matérielles de vie et de travail des magistrats sont à plaindre, autant il leur est interdit d’en tirer argument pour violer les sacro-saintes règles d’indépendance et d’impartialité. De tels comportements sont à proscrire. Ils violent les dispositions de l’article 4 du code de déontologie suivant lesquelles le magistrat doit promouvoir et développer en toute circonstance des normes élevées de conduite, et éviter tout comportement susceptible d’ébranler la confiance du public en la primauté du droit et en l’indépendance de la magistrature.
Chacun de nous a juré et promis de bien et fidèlement remplir ses fonctions et de se conduire en tout comme un digne et loyal magistrat (Article 31 du statut de la magistrature). Restons fidèles à notre serment de magistrat, mais battons-nous dans la limite de la légalité républicaine pour revendiquer ce à quoi nous avons légitimement droit.
Chers collègues, c’est le lieu de rappeler cette adresse, sous forme de manifeste, que le Président du Sylima avait faite aux magistrats au moment du dépôt de son cahier de doléances en juin 2007.
« Chers collègues,
Le Syndicat Libre de la magistrature (Sylima) vous propose enfin son cahier de doléances !
La prise en compte des attentes, si nombreuses, formulées dans les lois et inlassablement exprimées par les citoyens, un examen minutieux des conditions matérielles d’existence et de travail des magistrats, le souci de faire de la magistrature malienne une magistrature crédible, performante et débarrassée du fléau de la corruption ont inspiré le présent cahier de doléances.
Un simple questionnement, justement nourri aux faits existants, dissipe la confusion qui a toujours prévalu chaque fois qu’il s’est agi de parler des magistrats et de la magistrature et ramène le problème posé à sa plus claire compréhension.
Examinons les faits et posons les bonnes questions :
Au lieu d’aspirer à ce qui n’est pas de droit (l’argent sale et les avantages indus) et de nous battre pour occuper les postes qui nous mettent en état de l’avoir, nous devons nous battre pour la concrétisation des droits et avantages virtuels (primes et indemnités compensatoires par exemple) que la loi nous reconnaît, nous battre aussi pour obtenir ce qui est légitime (des conditions décentes de travail et d’existence) et que l’Etat rechigne à nous accorder.
Il nous faut revendiquer le droit à une volonté libre, non viciée par les contraintes et les nécessités de nos responsabilités économiques, familiales et sociales, ou par les exigences de nos responsabilités d’ordre professionnel.
Il nous faut pouvoir dire non à toutes formes possibles de pression, excepté celle de la loi.
Quelle résistance une personne peut-elle développer face à la tentation de la corruption, de la tricherie et de la connivence :
quand elle ne peut pas, avec son revenu légal, donner à ses enfants une alimentation saine et équilibrée et la chance de s’instruire convenablement ;
quand elle ne peut pas espérer faire face aux frais occasionnés par la survenance de la moindre des maladies ;
quand chacune des multiples échéances, quotidiennes ou mensuelles, est source d’angoisse, de tracas et de soucis rongeant ;
quand elle est moralement déstabilisée par la survenance de la moindre panne sur son engin ?
Que lui reste-t-elle d’énergie à consacrer, dans ces conditions, à son travail auquel ses obligations professionnelles lui commandent pourtant de consacrer la quasi-totalité de son temps, 24 heures sur 24 par jour, 30 jours sur 30 par mois, et 11 mois sur 12 dans l’année?
Il urge de sortir des schémas rebattus, des sentiers mille fois battus, mais vains.
Il ne s’agit plus de se référer au niveau du salaire antérieur et l’augmenter, juste pour apaiser la grogne sociale.
Il ne s’agit pas non plus de jeter un regard en biais, chez le voisin, pour se satisfaire, se plaindre ou pour dénoncer.
Il faut résolument se tourner vers les notions mathématique et physique de « masse critique » d’impacts.
Cela se traduira par la question du genre : « quels traitements et quels revenus faut-il accorder au magistrat pour qu’il puisse continuer à travailler honnêtement sans pour autant démissionner de ses responsabilités familiales et sociales, sans manquer de s’épanouir physiquement, intellectuellement et spirituellement ? »
Quand un citoyen travaille, quand il est voué à un travail déterminé au service de l’Etat, ce travail doit lui permettre de faire face aux fondamentaux de son existence et de ses responsabilités familiales et sociales sans qu’il ait besoin de s’en distraire, de tricher ou de se laisser corrompre.
Des magistrats intègres, une justice saine et crédible, telle est l’ambition affichée à travers le présent cahier de doléances. Ce combat est noble et ne connaît ni clivage, ni adversaire encore moins d’ennemi.
C’est le combat de tous.
Le premier acte est l’affranchissement des magistrats de l’état de servitude dans lequel les cloue leur condition matérielle d’existence et de travail ; de les libérer des entraves d’un encadrement administratif malsain et de la tentation tout aussi malsaine chez eux de se prostituer à la fois au plus offrant et au moins offrant.
Le deuxième acte est l’organisation de sanctions justes et efficaces contre les manquements aux devoirs de la charge, donc à entreprendre une lutte inébranlable contre l’impunité et à promouvoir une option déterminée en faveur de la culture du mérite et la récompense du mérite.
Le troisième acte consiste en une politique d’encouragement et de relèvement du niveau intellectuel des magistrats à coupler avec l’adoption d’une réforme législative plus protectrice des droits de l’Homme et du citoyen (réorganisation judiciaire, possibilités d’approfondir ses connaissances, des fonds d’aide à la publication d’ouvrages, suppression des juges omnipotents : le juge unique et le juge de paix).
Voilà, chers collègues, brièvement exposés l’esprit et les raisonnements qui ont prévalu dans l’élaboration de ce cahier au soutien duquel nous en appelons à tous, par-delà les seuls membres de la famille judiciaire, dans tous les corps de la société.
Il s’agit du combat pour l’indépendance du magistrat malien vis à vis de l’argent sale, des possédants et des puissants du jour, du combat pour la vraie indépendance du pouvoir judiciaire.
Il s’agit en tout cas du refus de cette scène en trompe-œil où le pouvoir judiciaire, sous le vernis chatoyant d’indépendance, est, en fait, livré sans défense à des forces maléfiques dont le moindre des vices est de se faire passer pour son plus ardent défenseur.
Le salut est à ce prix.
Chers collègues,
Ce constat fait il y a bientôt une décennie reste d’actualité. Aujourd’hui, il est évident qu’au plan de la condition matérielle des magistrats, il existe un paradoxe alarmant : chaque magistrat éprouve dans sa vie quotidienne les plus grandes difficultés à accéder à une vie familiale décente, à la maintenir tout en restant honnête et fidèle à son serment.
La baisse vertigineuse du pouvoir d’achat, l’apparition de besoins toujours nouveaux et toujours sources de mille nouvelles dépenses, et l’absence de tout mécanisme d’indexation des salaires ou revenus sur le coût de la vie rendent dérisoires et insignifiantes les rares augmentations de salaires autour desquelles les pouvoirs publics ne manquent jamais de faire un tapage médiatique des plus tendancieux, surtout quand lesdites améliorations concernent les magistrats.
Ainsi donc, par le jeu d’une fiction, on parvient à amplifier la condition matérielle des magistrats au moment même où ceux-ci subissent un affaiblissement moral continu du fait de leur paupérisation croissante.
Chers collègues, l’appel qui vous est fait par le Sylima est simple : respectons les principes d’indépendance de la magistrature et d’impartialité du juge, et exigeons des conditions décentes de vie et de travail. C’est la seule voie de réhabilitation de la justice aux yeux du peuple au nom duquel elle est rendue.
Respectons la loi et assumons-nous !
Bamako, le 9 novembre 2014
Le président du Sylima
Adama Yoro Sidibé