Les deux hélicoptères Puma survolent les barkhanes du désert nigérien, ces dunes en forme de croissant qui bougent avec le vent. Leur nom, choisi par l’état-major, désigne le dispositif français déployé aujourd’hui de la Mauritanie au Tchad, soit sur neuf fois et demie la surface de la France, pour traquer les djihadistes dans la BSS, la bande sahélo-saharienne. Par la porte ouverte d’un appareil, le « gunner » scrute les anfractuosités de terrain en pointant sur elles le canon de sa mitrailleuse Mag 58, capable de tirer 1 000 coups par minute. Depuis les crevasses du plateau volcanique du Djado, des islamistes pourraient effectuer un tir d’opportunité. Dans l’autre hélicoptère, les quatre gardes du corps lourdement armés du patron de Barkhane, le général Palasset, complètent notre protection. Nous volons au-dessus de la mer de sable plate et ocre qui s’étend jusqu’en Libye, en proie au chaos depuis la chute de Kadhafi. C’est là que les chefs islamistes ont établi leurs bases arrière et leurs camps d’entraînement.
Cette « autoroute » clandestine des sables, le général Palasset veut leur en interdire l’accès. Ainsi espère-t-il tarir leur ravitaillement à partir de Madama, une base fixe d’où commandos et hélicoptères pourront rayonner. « Il y avait une mauvaise piste d’atterrissage que le génie est en train de remettre à niveau », m’a dit l’officier. Ici, pas de village, mais un fortin en pisé aux murs épais, bâti au début du siècle dernier par les officiers méharistes. Un puits avec de l’eau salée a été creusé devant l’entrée. Sans elle, impossible de survivre par 50 °C au soleil. La fraîcheur, on la trouve dans les tunnels qui partent du fort pour déboucher sous les casemates. A travers les meurtrières, les soldats pouvaient tirer avec leur fusil Lebel sur les insurgés touareg. Aujourd’hui, le poste est occupé par une compagnie nigérienne qui craint Al-Qaïda. Autour du fort, des barbelés longent des champs de mines posées jadis par les Français, puis par les Africains. Madama semble érigé au milieu de nulle part, mais son emplacement reste stratégique : « La frontière libyenne est à 100 kilomètres. Là-bas, ce sont les bandes armées qui font la loi », me dit un soldat nigérien.
La mission des chuteurs français: capturer et saisir des documents
Madama contrôle en fait un carrefour, dont la piste qui, longeant les frontières de Libye et d’Algérie, mène à l’Adrar des Iforas, au Mali, où se cachent des katibas d’Al-Qaïda. A côté du poste, des tentes abritent le petit détachement français. Des parachutistes du 3e RPIMa de Carcassonne protègent les soldats du 19e régiment du génie de Besançon qui, après avoir restauré la piste initiale en latérite de 800 mètres, la prolongent maintenant de 1 000 mètres pour permettre à des gros-porteurs de se poser. En attendant, Madama est déjà un point d’appui et d’observation pour le Cos (Commandement des forces spéciales). Au nord, les passes du Salvador et de Toummo sont surveillées par les avions espions de la CIA, des drones Harfang, MQ-9 Reaper français et américains, capables de rester de vingt-quatre à cent heures en vol, en se relayant. Installés au Fezzan, dans la palmeraie d’Oubari du Sud libyen, deux hommes organisent des convois d’armes pour les maquis du Nord-Mali en s’appuyant sur les tribus toubous et les clans touareg. Abdelkrim al-Targui, un des chefs d’Aqmi pour le Sahara, qui avait revendiqué l’assassinat des deux reporters de RFI et détiendrait l’otage Serge Lazarevic, et Mokhtar Belmokhtar, dit le Borgne, patron du groupe Al-Mourabitoun, dont la tête est mise à prix 5 millions de dollars par les Américains.
Depuis septembre, ils connaissent des difficultés. Satellites, écoutes, informateurs permettent aux Français et aux Américains de déceler les mouvements d’un ennemi clairsemé, décimé dans une guerre asymétrique. A Gao, au Mali, quatre terroristes ont été interceptés le 25 septembre. En octobre, trois autres ont été arrêtés à Kidal après plusieurs embuscades et attentats. Des armes et des milliers de munitions sont alors découverts. Le 10 octobre, un premier convoi est détruit au Niger par plusieurs bombes à guidage laser de 250 kilos, tirées par les Mirage 2000D de l’escadron Navarre basé à Niamey. Toutes les quarante-cinq minutes, ils sont ravitaillés par des tankers américains qui décollent de la base de Moron, près de Séville, en Espagne. Les six 4 x 4 pick-up venant de Libye au profit d’Iyad Ag Ghali, chef touareg rallié à Aqmi, ont été suivis pendant 500 kilomètres par des drones à tourelle optronique et par des avions français.
Depuis le cockpit, à 4 000 mètres, le navigateur a pu observer les véhicules grâce à des jumelles stabilisées qui permettent de voir sans tremblement. L’opération a été déclenchée dans la région des mines d’or clandestines de Tchibarakaten, avant qu’ils ne franchissent la frontière du Mali. Les pilotes des hélicoptères Caracal des forces spéciales, qui les pistent à 15 kilomètres avec leur caméra infrarouge, peuvent voir sur leur écran à fond noir les mouvements des islamistes se dessiner en blanc. Grâce à leur zoom, ils arrivent même à distinguer s’ils portent une arme. Ces images, comme celles des drones, sont vues en direct sur les écrans de la conduite des opérations du QG de Ndjamena et à 4 000 kilomètres, à Paris, au CPCO, centre de planification et de conduite des opérations, enfoui sous le ministère de la Défense. A la première bombe, des chuteurs opérationnels sont largués à très haute altitude pour se poser sans être repérés autour des véhicules. Leur mission : faire des prisonniers et saisir carnets, ordinateurs, téléphones portables, clés USB. Même en mauvais état, ils peuvent contenir de précieux renseignements. Le coup de main est une réussite. Les commandos français détruisent ou récupèrent 3 tonnes d’armement : des canons de 23 mm avec leurs obus, des mitrailleuses, plusieurs centaines de roquettes antichar RPG-7, des milliers de munitions 7,62 mm pour kalachnikov et trois missiles Sam-7 en état de marche. Un hélicoptère Tigre aurait lâché ses leurres alors que l’appareil semblait pris pour cible par un missile. Côté terroriste, le bilan est lourd : 13 morts et une dizaine de prisonniers. Parmi eux, le porte-parole d’Al-Mourabitoun, Abou Aassim El-Mouhajir, proche de son chef borgne, qui n’oserait plus bouger. Selon le chef d’état-major, le général Pierre de Villiers, sur les huit chefs qui ont perpétré, en janvier 2013, l’attaque contre la raffinerie algérienne d’In Amenas en assassinant 37 otages, sept ont déjà été « neutralisés », c’est-à-dire éliminés.
Le 15 octobre, nouveau coup de main des commandos français. Deux pick-up sont interceptés sur la même piste qui mène au Mali. Croyaient-ils passer à travers les mailles du filet, ou ignoraient-ils que le premier convoi avait été décimé ? Par peur d’être repérés, les djihadistes ne téléphonent plus avec leurs appareils satellitaires Thuraya et Iridium. Les chefs envoient désormais des messagers et leurs troupes circulent, dispersées, à moto. Les convoyeurs se seraient rendus sans combattre. Ce n’a pas été le cas dans l’opération Tudelle, au Mali, qui s’est terminée le 6 novembre. Elle avait commencé le 28 octobre quand des convois séparés ont roulé vers le nord à partir de la base de Gao. Difficile pour les « choufs », les guetteurs d’Aqmi déguisés en bergers, de deviner qu’une opération se prépare. Les convois français sont quasi journaliers vers Kidal et Tessalit. Quatre cents soldats et une centaine de blindés se retrouvent la nuit dans l’Adrar Tigharghar, au cœur du massif des Iforas. Depuis l’opération Serval, en 2013, les djihadistes sont revenus dans la vallée de l’Ametettaï, maintenant bouclée par le 35e RI de Belfort.
Pour le sergent-chef Thomas Dupuy, c'est le dernier combat
Faucon 3, du peloton de recherche en profondeur du 2e RH de Haguenau, disparaît entre les rochers. Sur un piton, une équipe de Fac (Forward Air Controller, dans le langage de l’Otan) est chargée de guider les avions sur leurs objectifs. Un tireur Milan est là pour détruire avec son missile les véhicules qui essaieraient de s’enfuir, quand, loin, en contrebas, un Vab (véhicule de l’avant blindé) saute sur une mine de fabrication belge, remplie de 6 kilos d’explosifs, censée immobiliser un char en brisant ses chenilles. Le Vab a résisté. Un camion plate-forme est chargé de l’emporter. Il saute à son tour sur une mine. Heureusement, la cabine est blindée. Le colonel Martin ordonne par radio aux chauffeurs de rester dans leurs véhicules en attendant que la zone soit dépolluée. Par crainte d’une embuscade, des hélicoptères déposent des soldats sur les crêtes et un drone survole la zone. Plus loin, les forces spéciales sont en position autour du camp djihadiste. Le 29 octobre, à 2 h 50 du matin, les Mirage larguent leurs bombes sur le camp pendant que les commandos sont héliportés dans la vallée. Pour le sergent-chef Thomas Dupuy, du commando parachutiste de l’air n° 10, c’est une opération de plus. Le 9 octobre, ce chuteur hors pair a sauté de très haut pour s’infiltrer en territoire ennemi. Sur 10 kilomètres, il est suspendu à son parachute en forme de voile. Son objectif : capturer un chef islamiste.
Deux jours plus tard, il contribuait à l’élimination d’une quinzaine de terroristes et à la destruction d’un stock de munitions. « Denzel », son surnom, a déjà sauté avec son groupe sous le feu, en janvier 2011, au Mali, pour neutraliser les ravisseurs de deux jeunes Français qui mourront dans l’opération. En Afghanistan, sous les tirs des talibans, il a été blessé par des éclats de roquette. Mais cette nuit, la chance a tourné. Les islamistes se battent jusqu’à leur dernière cartouche. Thomas Dupuy est mortellement touché. Deux de ses camarades, blessés, sont évacués. Les avions larguent des bombes devant une grotte transformée en hangar à munitions. Rien n’y fait. Appelé en renfort, un hélicoptère Gazelle arrive à tirer un missile Hot dans la cavité, provoquant un énorme feu d’artifice. Les combats dureront deux jours. Vingt-quatre terroristes ont été tués et deux sont capturés : un adulte et, apparemment, un mineur, qui sont embarqués, mains attachées et yeux bandés, dans un avion pour Bamako, où une radio des os et des dents du plus jeune sera effectuée pour déterminer son âge. S’il a moins de 18 ans, il sera remis à la Croix-Rouge. Selon les règles des pays démocratiques, où les prisonniers de guerre ne sont pas décapités.