Monsieur le Vérificateur Général et, Cher Ami, "Verba volant Scriba manent! ", aussi, vous permettrez que je vous confirme par la présente lettre notre long entretien téléphonique de ce jour.
Tout d’abord, je prends acte pour confirmer que vous m’avez présenté vos excuses pour avoir dit « que Me Kassoum TAPO, en sa qualité de Conseil de GUO STAR, a tout intérêt à faire du juridisme pour mieux mériter ses honoraires » et, bien entendu, j’accepte volontiers vos excuses et, l’incident sur ce point est clos.
Ensuite, et pour le reste, je ne pense pas qu’il sied d’instaurer entre nous une polémique stérile qui serait, d’une part, contraire à ma déontologie et, d’autre part, à l’éthique de votre statut d’Autorité Administrative Indépendante.
Toutefois, il me paraît nécessaire, pour une saine information de l’opinion publique, d’apporter les éléments de réponse en droit sur les deux questions juridiques ,la notion de surfacturation (1) et la saisine du Procureur de la République par le Vérificateur Général (2), sur lesquelles vous avez jugé utile de marquer publiquement nos divergences, ce qui au demeurant ne surprendrait aucun professionnel du droit, domaine dont la richesse se caractérise justement par la diversité et l’opposition des doctrines.
SUR LA NOTION DE SURFACTURATION
Vous dites dans votre interview que « le bureau du Vérificateur Général n’as pas inventé la surfacturation, il ressort des directives de l’UEMOA. Le Vérificateur Général ne recule pas d’un iota. Le concept existe bel et bien dans notre arsenal juridique …. »
Je ne crois pas que cette affirmation soit de nature à me faire reculer également d’un iota sur ma position qui me paraît mieux fondée en droit ainsi qu’il sera aisément ci-après démontré.
En effet, je ne parle pas de « concept de surfacturation » que nous n’avons pas inventé, ni vous ni moi (et je ne pense pas que nous cherchons à réinventer le fil à couper le beurre!).
Certes la Directive n°05/2005/CM/UEMOA prévoit le « concept de surfacturation »
Mais ladite Directive dispose expressément que :
« Les États membres (de l’UEMOA) s’engagent à adopter les mesures en vertu desquelles, sans préjudice des sanctions pénales…… ».
Alors, la question que je pose, quelles sont les dispositions au plan interne et les sanctions pénales prévues en la matière par la loi nationale malienne?
Je suppose que vous savez bien que la « Directive » n’a valeur normative que lorsqu’elle est intégrée dans l’ordre juridique interne par une disposition nationale.
En effet, aux termes de l’article 43 du Traité instituant l’Union Économique et Monétaire Ouest Africaine (UEMOA), seuls les règlements ont une portée générale obligatoire et directement applicable dans tout État Membre, et les Directives « lient les États quant aux résultats à atteindre ».
Ainsi, par exemple, les États Membres sont tenus de réaliser les objectifs de la Directive n°01/2009/CM/UEMOA du 27 Mars 2009 portant Code de transparence dans la gestion des Finances Publiques dont la traduction dans l’ordre juridique interne du Mali doit conduire à la création d’une Cour des Comptes unique et par voie de conséquence à la disparition de toutes les autres structures de contrôle dont le Bureau du Vérificateur. Cette directive n’est pas encore intégrée dans notre ordre juridique interne parce que cette intégration nécessite une réforme de la Constitution du 25 Février 1992.
Aussi, en suivant votre analyse, cette directive aurait dû être d’application immédiate, et le Bureau du Vérificateur devrait donc disparaître immédiatement, ainsi que la Section des Comptes de la Cour Suprême puisqu’elle ne constitue pas une Cour des Comptes.
Qui soutiendrait une telle aberration !
Je pense que ce serait tout aussi aberrant de vouloir mettre en avant « le concept de surfacturation » prévu dans une directive UEMOA pour fonder des poursuites pénales, en l’absence de disposition nationale définissant l’infraction de surfacturation et la sanction applicable dont le quantum détermine sa nature criminelle ou délictuelle.
J’attendais donc Monsieur le Vérificateur Général, que l’excellent Procureur de la République chargé du Pôle économique que vous fûtes, m’édifiât sur les dispositions de notre Code Pénal définissant et réprimant le délit ou le crime de surfacturation.
Car, il serait inconcevable que vous ignoriez le principe fondamental, socle du droit pénal Napoléonien, de la légalité des crimes et délits et des peines, que vous devriez enseigner à vos excellents jeunes collaborateurs:
« Nullum criminem sine lege
Nulla poena sine lege ».
Or, il n’existe pas dans le code pénal malien de dispositions définissant et réprimant le délit ou le crime de « surfacturation ».
Mieux, l’ordonnance n°07-025/PRM du 18 Juillet 2007 portant organisation de la concurrence en République du Mali dispose très clairement en son Titre 2- De la liberté des prix :
« Article 3 : Les prix des biens, produits et services sont libres sur toute l’étendue du territoire national et sont déterminés par le seul jeu de la concurrence. »
Et en son Titre 3 – De la concurrence déloyale, de l’information et de la protection du consommateur et des pratiques anti-concurrentielles :
« Article 4 : Est interdite à toute personne toute forme de pratique de prix imposé : La marge, ou le prix de revente d’un bien, d’un produit, d’une prestation de service est présumée imposée dès lors qu’il lui est conféré un caractère minimal ou maximal ».
Précisément ce que vous appelez dans votre rapport « écart » et que vous ne qualifiez d’ailleurs nulle part dans le corps de votre rapport de surfacturation, « concept » ou simplement terme qui apparaît seulement de manière presqu’anodine dans les annexes de votre rapport, constitue en réalité la marge (d’ailleurs brute, c’est-à-dire ne prenant pas en compte les frais, commissions, assurances, agios bancaires etc…).
Vous devriez expliquer comment cet « écart » qu’il est légalement interdit de plafonner, peut constituer le crime ou le délit de surfacturation.
Vous affirmez que le décret n°08-485/P-RM du 11 Août 2008 portant procédure de passation, d’exécution et de règlement des marchés publics et des délégations de service public qui intègre les dispositions de la Directive n°04/2005/CP/UEMOA du 9 Décembre 2005 prévoit en ses articles 119 et 120(que vous vous gardez bien de produire en annexe comme annoncé dans l’interview), prévoit le concept et les sanctions de la surfacturation.
J’invite les journalistes qui vous ont interviewé et qui sont destinataires de la présente lettre aux fins de publication, par souci de transparence et d’honnêteté intellectuelle, de reproduire intégralement les dispositions des articles 119 et 120 dudit décret. Chacun pourra ainsi constater qu’aucune disposition de ces articles ne définit ni ne prévoit de sanctions pénales pour délit ou crime de surfacturation.
Et pour cause, la définition des crimes et délits et leur sanction relève du domaine législatif et non du domaine règlementaire.
Par ailleurs, les poursuites et les sanctions administratives prévues par ces deux articles rendent le Vérificateur Général radicalement incompétent à saisir le Procureur de la République et je vais y venir dans la deuxième partie.
Alors, dans une « contorsion intellectuelle « laborieuse, vous tentez de rattacher ou d’assimiler la surfacturation au crime de faux puni de la réclusion criminelle de cinq à vingt ans par l’article 103 du Code pénal et défini par l’artiste 102 du même code comme suit:
» Constitue le crime de faux, toute altération de la vérité de nature à porter préjudice à autrui et commise dans un écrit, avec intention coupable :… »
De grâce, je vous en conjure Monsieur le Vérificateur Général, expliquez nous comment une facture présentée par un vendeur, quel que soit le niveau de la marge appliquée par rapport aux prix de ses fournisseurs, dont il produit par ailleurs par souci de transparence les factures pro-forma, peut être arguée de faux au regard des dispositions susvisées de l’article 102 du Code pénal.
C’est cette démonstration impossible que devriez réussir pour rattacher votre « concept de surfacturation » au crime de faux!
Alors, Monsieur le Vérificateur Général dites nous, sur quelle autre base légale vous vous fondez pour qualifier cette marge ou si vous préférez cet « écart » de surfacturation et pour dénoncer « ces faits de surfacturation » au Procureur de la République chargé du Pôle Économique que votre Statut ne vous donne d’ailleurs pas le droit de saisir directement, et c’est notre deuxième point de divergence.
DE LA SAISINE DU PROCUREUR DE LA REPUBLIQUE PAR LE BUREAU DU VERIFICATEUR GENERAL
Le Vérificateur Général ne peut saisir le Procureur de la République à un double point de vue : – au regard des dispositions du décret n°08-485/P-RM du 11 Août 2008 (1)
– au regard des dispositions de la loi n°2012-009 du 08 Février 2012 abrogeant et remplaçant la loi n°03-30 du 25 Août 2003 instituant le Vérificateur Général (2).
1- le Vérificateur Général ne peut pas saisir le Procureur de la République au regard des dispositions des articles 119 et 120 du décret n°08-485/P-RM du 11 Août 2008 portant procédure de passation, d’exécution et de règlement des marchés publics et des délégations de service public.
L’article 120 du décret susvisé prévoit des sanctions pour les fautes commises par les candidats ou titulaires de marchés publics, pouvant aller de la confiscation des garanties constituées, à l’exclusion du droit à concourir pour l’obtention de marchés publics, voire à la résiliation du contrat.
L’article 119 dispose que ces sanctions » peuvent être prononcées par le Comité de Règlement des Différends de l’Autorité de Régulation, siégeant en formation disciplinaire ».
Bien sûr l’article 120 précise que ces sanctions peuvent être prononcées « sans préjudice de poursuites pénales et d’actions en réparation de préjudice subi par l’autorité contractante ».
Mais l’article 119 prévoit expressément et très clairement que » les violations commises sont constatées par le Comité de Règlement des Différends qui diligente toutes enquêtes nécessaires et saisit toutes autorités compétentes « .
Fallait-il vraiment la perspicacité de l’Avocat soucieux de justifier le montant de ses honoraires (qui ne peuvent, au regard de sa déontologie, être argués de « surfacturation » puisque les honoraires de l’avocat sont librement fixés par lui et son client), pour que le Vérificateur Général découvrît son incompétence à saisir le Procureur de la République pour engager les poursuites en la matière!
Si l’on peut être indulgent dans l’application du principe « nul n’est censé ignorer la loi » en raison de la profusion voire de l’inflation et de la complexité de la matière législative, accepter que le Vérificateur Général ignorât les dispositions régissant son propre Statut et qui lui ôtent le droit en la matière de saisir le Procureur de la République, relèverait, de mon point de vue d’un laxisme coupable.
2- le Vérificateur Général ne peut saisir le Procureur de la République au regard des dispositions de la loi n°2012-009 du 8 Février 2012 abrogeant et remplaçant la loi n°03-30 du 25 Août 2003 instituant le Vérificateur Général.
L’article 17 de ladite loi dispose:
« A l’occasion d’une mission de contrôle de régularité et de sincérité des recettes et des dépenses telles que prévue à l’article 2, si le vérificateur général a connaissance de faits constitutifs d’infraction à la législation budgétaire et financière, il en saisit la juridiction supérieure de contrôle des finances publiques(en l’occurrence la Section des Comptes de la Cour Suprême).
Lorsque l’instruction ou la délibération sur l’affaire laisse apparaître des faits susceptibles de constituer un crime ou un délit, le Président de la juridiction supérieure de contrôle des finances publiques transmet le dossier au Ministre de la Justice. »
Le dernier alinéa de cet article précise que « les poursuites devant la juridiction supérieure de contrôle des finances publiques ne font pas obstacle à l’exercice de l’action pénale ou disciplinaire de droit commun »
Il ne viendrait à l’esprit de personne, en tout pas de celui-là qui, alors Procureur de la République chargé du Pôle Économique, s’était vigoureusement opposé à l’exercice de l’action pénale par le Vérificateur Général (il se nommait Ousmane Touré (sic!)), de soutenir que cet alinéa autorise le Vérificateur Général à saisir le Procureur de la République. Il ne saurait évidemment pas avoir ce pouvoir qui n’appartient même pas à la juridiction supérieure de contrôle des finances publiques qui peut saisir le Ministre de la Justice et non pas le Procureur de la République.
En outre, l’article 18 de la loi prévoit que le Vérificateur Général adresse son rapport annuel au Président de la République, au Premier Ministre, au Parlement et à la juridiction supérieure de contrôle des finances publiques.
Et l’article 19 précise que « le Président de la juridiction de contrôle des finances publiques, lorsqu’il reçoit le rapport annuel du Vérificateur Général, peut procéder comme prévu à l’article 17 ».
Au regard de dispositions aussi claires et précises, j’avoue que je comprends mal que vous insistiez sur le droit à saisir le Procureur de la République, car c’est bien ce que vous avez fait Monsieur le Vérificateur Général, en lui adressant votre rapport pour dénoncer des faits soit disant « infractionnels « .
Il est vrai que vous prétendez vous fonder sur le droit commun notamment sur les dispositions du Code de Procédure Pénale faisant obligation à tout citoyen de dénoncer au Procureur de la République les faits délictuels ou criminels dont il a connaissance.
Mais alors que faites-vous du principe fondamental du droit » Speciala Generalibus derogant « .
Citoyens comme tout le monde ! dites vous. Alors ,cher ami, mon concitoyen, vous devriez renoncer aux dispositions protectrices de votre Statut qui vous met à l’abri de poursuites pour dénonciation calomnieuse dans l’hypothèse où les faits dénoncés par vos soins aboutissent à un classement sans suite, une décision de relaxe ou d’acquittement .
Vous l’eûssiez voulu que la loi ne l’eût permis, s’agissant de dispositions d’ordre public destinées à protéger, non pas votre personne, mais l’Autorité que vous incarnez de même que l’Institution que représente la juridiction supérieure de contrôle des finances publiques qui ne dispose pas du droit de saisine du Procureur de la République pour ne pas justement l’exposer au risque de recours en dénonciation calomnieuse, ce qui explique la saisine du Ministre de la Justice, autorité de tutelle du Procureur de la République autorité de poursuites contre lequel il ne saurait évidemment pas y avoir de recours en dénonciation calomnieuse.
Tout cela paraît tellement simple que je me surprends à dire des lapalissades !
Mais le malien ordinaire qui n’a pas eu la chance comme nous d’accéder à la science juridique, a le droit de savoir, d’avoir l’information nécessaire pour ne pas céder au chant des sirènes!
Je vous prie d’accepter, Monsieur le Vérificateur Général et cher Ami, l’expression de mes sentiments respectueux et bien dévoués.
Bâtonnier Kassoum TAPO
Bamako, le 22 Janvier 2015