Le rapport complexe entre la religion et la politique ne se dévoile pas seulement dans l’espace politique, elle s’observe aussi dans la sphère religieuse, ce qui n’est guère surprenant compte tenu de l’étroite et complexe imbrication qui existe, depuis l’époque coloniale, entre pouvoir politique et pouvoirs religieux. La diversification des stratégies et des structures spirituelles, tendance longue de la vie religieuse sénégalaise, s’est accrue sous le mandat du président Wade, en interaction avec la pluralisation et l’ouverture du champ politique. Les dynamiques actuelles remettent en cause les deux postulats classiques portant sur les relations entre religion et politique au Sénégal : celui de l’irréductibilité de l’islam confrérique sénégalais au réformisme musulman. Les interactions entre religieux et politique sont ici en train de se redéfinir. La consolidation d’un islam sénégalais urbain et transnational moins étroitement contrôlé par les marabouts que l’islam des daara arachidières des zones rurales, l’assouplissement des modes d’allégeance au sein des confréries et l’approfondissement de l’enracinement arabe de l’islam sénégalais se combinent pour déterminer une diversification des trajectoires religieuses. Mais, cette évolution ne se fait pas dans le sens prévu (espéré ?) de la sécularisation. Les analyses « à chaud » avaient voulu voir dans l’alternance le signe d’une transformation radicale des rapports entre religion et politique, avec l’avènement d’un individu-citoyen tellement dégagé des enracinements familiaux et confrériques que les khalifes généraux des principales confréries musulmanes ne pouvaient plus se permettre de donner des consignes (ndigël) de vote en faveur du pouvoir.
Dans son analyse des débats autour du code de la famille, M. Brossier décrit une autre instance de ce mouvement ambivalent de redéfinition des rapports entre espace public et sphère du religieux. Certes influencés par les courants du réformisme islamique transnational et informés par les controverses françaises sur la laïcité, ces débats indiquent avant tout la profonde appropriation des règles mêmes du débat démocratique au Sénégal. Si les organisations islamiques promeuvent une réforme du code de la famille inspirée par la charia, elles le font en mobilisant l’argument du droit de chacun à être gouverné selon les règles de sa communauté religieuse. Le débat se déroule dans un cadre pacifique, où deux camps, religieux et laïque, s’opposent de façon régulée. Ainsi, autour de la question de la frontière entre public et privé, les débats sur le code de la famille dessinent un véritable espace public, symptomatique de la consolidation de la démocratie et de la modernité politique dont sont porteuses les structures islamiques sénégalaises. L’islam garde une pertinence politique au Sénégal qui invente sa propre version de la « laïcité ». Ils indiquent également que les courants réformistes islamiques tendent à se greffer de manière plus durable sur l’islam sénégalais. Mais, il ne faut pas forcément lire dans cette tendance une radicalisation politique des mouvements religieux. Bien au contraire, il s’agit là de modes d’invention de la démocratie, forme nouvelle que prend la contribution paradoxale de l’islam à la démocratie sénégalaise.
Ces transformations de l’espace religieux ne laissent évidemment pas le pouvoir sans réaction. Mais comment réinventer le pacte ancien qui avait assuré pendant quarante ans l’hégémonie des socialistes, alors que ses conditions de possibilité (et en particulier le système arachidier) ont disparu? La préférence mouride prêtée au pouvoir, du fait de l’appartenance affichée de A. Wade à la Mouridiya, régulièrement dénoncée par les autres confréries à mots plus ou moins couverts, est risquée, les mourides ne sont d’ailleurs pas une majorité électorale, et le pouvoir le sait bien, qui essaie de mettre en scène son traitement équilibré des confréries. Après un net refus initial, l’adoucissement de Wade sur la question du code de la famille est une autre instance des tâtonnements du pouvoir dans le champ religieux. Si les khalifes généraux semblent avoir quitté la scène, les dynamiques internes à l’espace religieux sénégalais, et en particulier les compétitions entre aînés et cadets. On voit donc bien ici que le religieux restera profondément en prise sur le politique au Sénégal.
Grâce à la généralisation de la migration internationale et au contexte favorable dans lequel opère son extraversion, le pouvoir bénéficie de marges de manœuvre politiques et budgétaires appréciables, et, malgré la virulence des critiques actuelles, il n’est certes pas aux abois. La pluralisation de la société sénégalaise qui avait amené l’alternance est cependant telle que, même avec ces marges, le nouveau régime sent bien qu’il aura fort à faire pour s’imposer lors des prochaines élections. Cette peur, redoublée par un sentiment de frustration envers une population qu’il juge ingrate, induit deux tentations principales : l’une autoritaire, l’autre religieuse. Contre la tentation autoritaire se combinent, on l’a vu, la pluralisation profonde de la société, la force auto-réalisatrice du sentiment sénégalais d’exceptionnalité et la dépendance du régime envers une communauté internationale sensible à la bonne gouvernance. Reste la tentation religieuse, qui semble ouvrir des chances de succès supérieures.
Abdoulaye A. Traoré
Doctorant en sociologie