Dans ses mémoires dictées à l’historien Bernard Salvaing, l’instituteur malien Bocar Cissé (1919-2004) offre un témoignage vivant et à hauteur d’homme sur l’AOF puis le Mali des années 1930 à 1975. Suivant le fil de ses riches archives personnelles (notes, devoirs d’écolier, journal de guerre, journaux, brochures, pièces de théâtre…), Cissé retrace son parcours mouvementé, de son enfance sur les bords du fleuve Niger à l’École normale d’instituteurs William-Ponty à Dakar, sa vie de tirailleurs sénégalais pendant la Seconde Guerre mondiale, puis sa carrière d’instituteur, de pédagogue et de chercheur.
Né près de Tombouctou de parents cultivateurs qui le destinent à l’école coranique et aux travaux champêtres mais envoyé à l’école française par un chef de canton vindicatif, Bocar Cissé fait partie de ces « enfants de la contrainte » scolarisé presque par hasard1. Au départ peu intéressé par l’école, sa rencontre avec Mamby Sidibé (1891-1977), instituteur emblématique de la première génération d’instituteurs africains d’AOF qui l’inscrit de force au concours de l’École William-Ponty, école fédérale destinée à l’élite enseignante et administrative de l’AOF, change le cours de son destin.
Admis à Ponty (1938-1941), Bocar Cissé fréquente des condisciples devenus célèbres comme Assane Seck (futur homme politique sénégalais), Douta Seck (homme de théâtre sénégalais), ou Djibo Bakary (futur leader politique nigérien). Il dresse un bilan nuancé de cet enseignement colonial d’élite, qui combinait un fort éthos assimilationniste et une adaptation relative de l’enseignement symbolisée par le manuel de Moussa et Gigla, réplique du Tour de la France par deux enfants adapté à l’AOF, que Cissé évoque non sans nostalgie. De ses trois années à Ponty, Bocar Cissé retient surtout les activités culturelles (théâtre, danse) et sportives, l’hébertisme imposé sous Vichy, ou le scoutisme (Éclaireurs de France), apprécié par les élèves issu des zones rurales pour ses ressemblances avec l’initiation traditionnelle. L’école encourage le patriotisme aofien de cette nouvelle élite lettrée, mais aussi, à travers le théâtre et les travaux ethnographiques, le patriotisme des différents territoires et terroirs de l’AOF.
C’est à travers le théâtre à Ponty que Bocar Cissé prend conscience des limites à la liberté d’expression dans l’espace scolaire et public colonial. La pièce de théâtre qu’il dirige mettant en scène la conquête du Niger, notamment la manifestation de joie organisée à l’occasion de la mort du capitaine Cazemajou par les habitants de Zinder, mécontente fortement les autorités militaires qui font sanctionner l’école. Une autre pièce écrite par Cissé sur l’entrevue entre Samori et le capitaine Péroz, qui attribue le beau rôle à Samori, est quant à elle refusée par la direction de l’école avant même d’être jouée.
L’un des chapitres les plus intéressants relate son expérience de sous-officier dans un régiment de tirailleurs sénégalais (1943-1944), affecté au Maroc puis participant en 1944 au débarquement en Corse, à l’Île d’Elbe puis en Provence. Plus que les combats, peu nombreux, c’est le théâtre qui constitue le fil rouge de son parcours militaire. Au Maroc, les autorités encouragent cette activité au sein de la troupe dans l’espoir de l’instrumentaliser. Mais les représentations sont finalement interdites et sa troupe de théâtre dissoute par l’autorité militaire devant le refus des instituteurs-tirailleurs attachés aux textes de ces pièges rédigées à Ponty et tirées de l’histoire locale des différents terroirs de l’AOF, de se limiter à de simples danses et chansons. Les théâtres d’opérations ultérieurs, Corse et Provence, seront cependant autant de nouvelles occasions de jouer des pièces de théâtres des Pontins, comme au casino de Bandol, participant à la dissémination inattendue de ce travail scolaire des Pontins, loin de son lieu de production initial.
Les à-côtés de la guerre, ce sont également les rencontres cosmopolites qu’autorisent ces pérégrinations forcées, la découverte de l’Italie, de la Corse, et de la Provence, leurs habitants, hommes et femmes. La vie villageoise méditerranéenne observée par Cissé ne lui semble pas si différente de celle qu’il a connu au Soudan français. Il se lie facilement d’amitié avec les villageois, allant « d’invitations en invitations » à déjeuner. Débats théologiques avec ses hôtes corses, cours particuliers qu’il prodigue à une fillette à Montferrat en Isère, intervention dans une école, tourisme amitiés nouées avec des étudiants ou des prostituées au Maroc… La guerre multiplie l’opportunité d’oublier les rapports coloniaux d’asymétrie en vigueur dans la lointaine AOF et d’esquisser un horizon de sociabilités interculturelles plus horizontales.
La démobilisation des troupes coloniales ordonnée par De Gaulle, le renvoi à Toulon puis au Sénégal, le massacre de Thiaroye viennent cependant rappeler au sous-officier la réalité de l’Empire français en voie de reconstitution. Amer, il conclue: « De Gaulle a bien voulu se servir de nous, mais sans nous honorer. L’honneur c’était pour les autres ! » (p. 166). De retour au Sénégal, Cissé prend également conscience de l’ampleur de la surveillance par l’administration de sa troupe d’éclaireurs, soupçonnée depuis sa création d’activités nationalistes anti-françaises à cause de l’intense activité épistolaire entre ses membres, désormais contraints de suspendre leurs activités. En réalité, ce réseau scout, « la Grande Chaîne », réunissant musulmans et chrétiens, a été maladroitement confondu avec le mouvement islamique hamalliste objet de tous les fantasmes de l’administration dans les années 1940.
La carrière d’instituteur de Bocar Cissé commence véritablement en 1945. Affecté dans les écoles nomades de la région de Tombouctou, il fait alors face aux difficultés universelles du métier de « premier maître »2: familles religieuses ou aristocratiques réticentes à envoyer leurs élèves à l’école, mariages précoces qui éloignent définitivement les enfants de l’école, élites touareg refusant que leurs enfants aient un maître d’école noir ou de statut social inférieur, mobilisation du langage de l’autochtonie contre les fonctionnaires perçus comme étrangers à la région, le tout dans des conditions matérielles difficiles liées à l’isolement en brousse. Cissé doit fabriquer l’encre, les règles et bâtons de craie lui-même, faire œuvre de pionnier en faisant construire l’école lui-même et réquisitionner les villageois pour l’approvisionnement. Le métier d’instituteur dans ces régions lointaines va bien au-delà du rôle d’enseignant : il faut suppléer l’administration absente, mener à bien le recensement et les tournées de sensibilisation, régler les nombreux litiges familiaux et fiscaux suscités par ce même recensement, dans un contexte de forte rivalité avec l’interprète ou le commis d’administration. Ces derniers ont l’oreille du commandant de cercle et ne manquent pas de mener la vie dure à l’instituteur, qui en retour n’hésite pas à user de méthodes martiales pour implanter son école et imposer sa légitimité.
Le chapitre sur les années 1950, « Quand la politique est arrivée » (page 267), retrace les campagnes électorales au nord, sur fond d’émancipation sociales des Bella (captifs des Touareg), que l’administration coloniale cherche à freiner. Le réseau des instituteurs issus de Ponty est un puissant vecteur de politisation et d’organisation partisane, mais le récit de Bocar Cissé rappelle combien la lutte politique entre les deux principaux partis, le PSP et RDA3, se nourrit des clivages locaux préexistants – qu’elle renforce à son tour – et interfère dans les relations entre fonctionnaires africains et commandants de cercles selon les allégeances politiques des uns et des autres. Militant du RDA, qui se donne comme objectif « d’abaisser l’orgueil des chefs de canton » (p. 287), Bocar Cissé ne pouvait que s’attirer les foudres de l’administration coloniale, d’autant que son engagement politique se double d’une participation au puissant mouvement syndical des instituteurs.
Son récit offre des aperçus historiques intéressants sur la boucle du Niger, l’histoire de Bamako ou la région de Nioro, qui, à défaut d’être inédits, soulignent combien Cissé ne s’est jamais départi de son éthos d’instituteur apprenti-ethnologue, à l’instar de son maître Mamby Sidibé, initialement choyé par les autorités coloniales pour ses enquêtes ethnographiques, puis marginalisé pour avoir organisé la jeunesse lettrée du Mali et s’être affranchi du cadre assigné en écrivant sur des sujets moins scolaires, hors des publications officielles. Le témoignage de Cissé vient rappeler la marge de manœuvre réelle mais étroite (« agency in tight corners »)4 dont disposaient les instituteurs africains, jusque dans leurs loisirs (centres culturels, causeries, lectures…), encouragés mais étroitement surveillés. Les relations amicales de Cissé avec un commandant de cercle, par exemple, se dégradent brutalement le jour où ce dernier s’avise du fait que Bocar Cissé reçoit des journaux de France via un correspondant marocain. Si les instituteurs apportent au village une modernité de loisirs en phase avec le projet colonial, leur volonté d’autonomie organisationnelle déplaît fortement.
Les pèlerinages administratifs successifs de Bocar Cissé, qui l’ont conduit à exercer dans toutes les grandes régions du Mali, du Nord (1945-1954, 1958-1962), au Sud (1955-1958) puis à l’Ouest (1962-1966), dessinent un tableau comparatif intéressant des différentes régions du Soudan français puis de la nation malienne en construction. Au contraire du nord, la région de Dioïla au sud, où résident de nombreux anciens combattants, est marquée par l’engouement scolaire, à tel point que Bocar Cissé revendique avoir arrangé l’état civil de nombre de candidats pour répondre aux critères d’âge et ainsi satisfaire cette importante demande d’école.
L’indépendance est paradoxalement synonyme de désenchantement pour un Bocar Cissé apprenant que les instituteurs issus des écoles fédérales de l’AOF ne peuvent intégrer l’administration du nouvel État, constat d’autant plus frustrant dans cette « République des instituteurs » qu’est le Mali indépendant, et dont le président et le premier ministre sont aussi d’anciens élèves de Ponty. Ses démêlés avec le Bureau politique conduisent Cissé à l’exil dans l’ouest du pays où il est temporairement contraint de renoncer à l’enseignement, avant de s’installer définitivement à Bamako en 1967. En tant que directeur des programmes à l’Institut Pédagogique National puis chercheur à l’Institut des Sciences Humaines, Cissé entame alors une nouvelle carrière de pédagogue en marge de la politique, anime des émissions radios et participe aux recherches ethnographiques et historiques sur le Mali. Ce chapitre est nettement plus court et l’on peut regretter que ses remarques sur le Mali postcolonial soient nettement moins étoffées que celles sur les séquences historiques précédentes.
S’il faut se garder de faire de ce parcours d’instituteur le portrait d’une génération, tant les trajectoires de ces élites lettrées furent hétérogènes5, ce récit de vie vient rappeler combien malgré les limites propres à l’exercice, l’approche autobiographique peut s’avérer féconde pour l’histoire des transformations sociales et des luttes politiques des sociétés de l’ex-AOF. Au-delà du parcours singulier du narrateur, complété par cinquante page de notes écrites par Bernard Salvaing, l’ouvrage est une vraie mine d’informations qui enrichit notre connaissance de cette génération politique et intellectuelle formée dans le moule de l’École Normale William Ponty dans les années 1930 et éclose entre la Seconde Guerre Mondiale et les indépendances. Au fil du récit, le lecteur croise les acteurs de la grande histoire (Modibo Keita, Senghor, Houphouët-Boigny) mais est d’abord et surtout plongé dans le quotidien des instituteurs qui ont « fait » l’État, colonial puis postcolonial, et dont l’histoire sociale reste à faire. De nos jours, cette élite lettrée évoque volontiers son parcours avec nostalgie, traduisant le sentiment de déclassement des instituteurs et les interrogations sur la transmission de modèles de socialisation hérités du moment colonial. Bocar Cissé n’échappe pas à la règle, concluant son témoignage par des considérations pessimistes et assez convenues sur l’évolution de l’enseignement (perte du sens de la discipline, baisse du niveau…). Pourtant, au sein de sa propre famille, « l’instituteur des sables », décédé en 2004, n’a pas failli à sa mission, transmettant la mystique de l’enseignement à sa fille aînée devenue institutrice, et la passion du combat politique, à son fils aîné, Soumaïla Cissé, devenu ministre et homme politique présidentiable.
Étienne Smith.