Soumeylou Boubèye Maïga à propos de la situation au Nord : « Le succès de la négociation ou de la guerre dépendra d’un processus politique crédible soutenu par un large consensus national »
Soumeylou Boubèye Maïga a été, chef des services secrets (Sécurité d’Etat), ministre de la Défense, expert et consultant chargé des questions sécuritaires dans le sahel, candidat à la magistrature suprême du Mali, ministre des Affaires étrangères et de la coopération internationale… Dans cette interview qu’il a bien voulu nous accorder, celui qui continue d’animer des conférences au plan international sur la problématique sécuritaire du nord du Mali, estime que la négociation et la solution militaire ne sont pas antinomiques. Mais, le succès de l’une et de l’autre est fonction d’un engagement politique sur la base d’une adhésion citoyenne. Pour lui, la capacité de résistance des populations des régions occupées s’amenuise du fait du déséquilibre des forces. » L’action militaire, mais aussi judiciaire et sécuritaire restera, de toutes les façons, indispensable contre tous les acteurs qui contestent par la violence et la terreur les valeurs démocratiques et républicaines du pays « , souligne-t-il. Interview.
Soumeylou B Maiga
Les 2/3 du territoire du Mali, comprenant les régions du nord, sont occupés par des terroristes et des jihadistes depuis bientôt six mois. Quelle analyse faites-vous de la situation ?
Depuis six mois, la situation a connu une double évolution négative.
Premièrement, les conditions de vie des populations se sont beaucoup dégradées en raison de l’attitude de plus en plus répressive et oppressive des occupants qui multiplient les exactions, les violences et les humiliations au fur et à mesure que leurs effectifs se renforcent leur permettant d’accroitre leur emprise. L’exode des populations s’est donc poursuivi; tous ceux qui en ont la possibilité préfèrent partir (on estime à près de 450.000 le nombre de personnes déplacées et/ou réfugiées) laissant sur place les couches les plus vulnérables (femmes, enfants, personnes âgées).
La capacité de résistance des populations s’amenuise en raison du déséquilibre des forces et elles ont de plus en plus le sentiment d’être abandonnées, certaines finissant même par trouver quelques aspects acceptables dans la relation avec les occupants.
Deuxièmement, les régions du Nord sont clairement devenues un réservoir de recrutement, une plateforme de formation et de planification d’actions pour plusieurs groupes islamistes radicaux nationaux et étrangers liés à AQMI, dont les effectifs se sont accrus, notamment à Gao. Devenant ainsi une source de menace majeure contre notre propre sécurité nationale et contre les pays de la sous-région et des intérêts extrarégionaux.
A cet égard, il me semble que l’on perd souvent de vue la présence importante de Maliens de toutes les régions dans les rangs et la hiérarchie de AQMI, faisant de l’ensemble du pays une cible, de même que me semble sous-estimé le fait que les islamistes ont leur agenda pour s’incruster, transformer progressivement les zones conquises en quasi-Etat si on les laisse faire ou si on les traite avec complaisance.
Pour reconquérir l’intégrité du territoire, quelles solutions préconisez-vous: la négociation ou la guerre ?
Les deux ne sont pas antinomiques et les deux sont probablement inévitables. Nous avons une situation assez complexe, cumulant l’éviction totale de l’Etat, donc la perte de souveraineté sur plus de 2/3 du territoire, domination de groupes terroristes et mafieux nationaux et étrangers, sur un terreau de pauvreté, de chômage, de revendications identitaires, de déficit de gouvernance, etc.
La priorité me semble être la restauration de la souveraineté de l’Etat. Pour y parvenir, il faut avant tout un processus politique, bénéficiant d’un large consensus national, permettant de faire le tri entre les acteurs nationaux, dont plusieurs sont hybrides, de fixer les lignes infranchissables (unité et intégrité du territoire, la forme républicaine et laïque de l’Etat), de convenir des concessions politiques nécessaires en matière de gouvernance, dont une compétence d’adaptation législative et réglementaire par exemple.
L’action militaire, mais aussi judiciaire et sécuritaire, restera, de toutes façons, indispensable contre tous les acteurs qui contestent par la violence et la terreur les valeurs démocratiques et républicaines, ainsi que contre ceux qui sont impliqués dans le crime organisé. On ne peut pas aller en guerre sans déterminer les cibles; or nous sommes dans une situation d’asymétrie dans laquelle beaucoup d’acteurs sont, en plus, dissimulés au sein de la population.
Sur les deux volets, il y a un gros travail d’ingénierie qui, à ce stade, incombe en grande partie aux services spécialisés qui doivent contribuer à créer un environnement propice à des actions civilo-militaires et à des opérations spéciales dont les résultats seraient, par la suite, stabilisés par des troupes conventionnelles.
Le succès dans la négociation comme dans la guerre dépendra d’un leadership clair et d’un processus politique crédible, soutenu par un large consensus national qui, à défaut d’un mandat issu d’élections, rassurera les acteurs de l’intérieur et de l’extérieur.
Le projet d’intervention des troupes africaines sous mandat de l’ONU est en bonne voie. Comment entrevoyez-vous cette opération ?
Il faut se féliciter du consensus international qui s’est progressivement mis en place sur la nécessité d’une assistance internationale au recouvrement de l’unité et de l’intégrité territoriale du Mali. Maintenant, il y a plusieurs étapes encore : il faut, entre autres, définir le mandat, affiner le concept stratégique et opérationnel, trouver l’équilibre entre la mise en œuvre du chapitre 7 sollicitée par le Premier Ministre et notre volonté légitime de faire jouer le rôle principal à nos forces de défense et de sécurité.
Comme d’autres, j’ai toujours dit qu’il nous revient de payer le prix du sang pour libérer notre territoire. Mais que nous ne pourrions le faire que si nous sommes dans un dispositif international nous permettant de reconstruire nos forces morales et nos capacités opérationnelles. Nous devons mettre à profit l’environnement confraternel avec les autres pour mieux ajuster notre corpus doctrinal, valider la configuration de nos unités, améliorer leur interopérabilité, travailler davantage sur l’engagement des hommes et l’articulation avec les populations.
Il me semble logique que l’état-major de la force africaine soit installé à Sévaré, de même que notre propre état-major de théâtre, cette ville devenant ainsi le hub pour le soutien logistique de l’opération.
Compte tenu du concept d’emploi des Forces Africaines en Attente (FAA), il serait peu probable que la force africaine conduise des missions autres que statiques et de défense des populations dans les zones immédiatement à la lisière du territoire cible, le soutien étant tributaire des contributions extérieures et les unités n’étant pas nécessairement dimensionnées pour mener des actions dynamiques en profondeur.
La force africaine devra donc se focaliser sur des opérations civilo-militaires et la fourniture de l’assistance humanitaire, afin de prendre en charge les populations dans les zones qui seraient libérées par l’armée malienne qui devra préparer, avec l’assistance internationale, des troupes aptes à s’engager dans des opérations de combat et de coercition.
Outre leurs relais multiples, qu’ils pourraient positivement actionner, les pays du Champ pourraient également être sollicités pour pré-positionner des moyens de renseignement de manière à participer à l’acquisition et au traitement du renseignement ainsi qu’à l’appui au sol dans des phases dynamiques le long de leurs frontières respectives. Dans cette perspective, l’on doit envisager qu’ils aient des officiers de liaison au sein de l’Etat-major conjoint.
Il faut enfin envisager le déploiement de la mission de manière à prendre en charge la zone d’intérêt la plus large possible. Il convient, en effet, d’intégrer la présence de réfugiés maliens dans les autres pays que ceux de la CEDEAO (Mauritanie et Algérie notamment) et les implications opérationnelles de combat contre les différents groupes sur le sol de ces pays.
C’est pourquoi il faudrait entreprendre un plaidoyer à leur endroit pour envisager avec eux les formes et les domaines sous lesquels ils pourraient participer à l’initiative internationale.
Pour revenir au rôle de nos Forces de Défense et de Sécurité, il y a pour moi deux raisons fondamentales à ce qu’elles soient en première ligne. C’est d’abord en cela qu’elles retrouveront crédibilité et légitimité et prouveront leur capacité de résilience. Nous devons, ensuite, éviter une instrumentalisation de notre situation par la mouvance jihadiste internationale qui pourrait trouver prétexte à la présence de partenaires étrangers pour décréter que notre pays est devenu la nouvelle terre de combat.
C’est en respectant cette démarche que nous serons aussi en conformité avec ce que nous avons toujours prôné, à savoir l’appropriation résolue par l’Etat de ses obligations régaliennes, dans la complémentarité, la coordination et la cohérence avec nos partenaires régionaux et extrarégionaux.
De plus, pour moi, le rôle de nos Forces de Défense et de Sécurité est de créer, en agissant dans le respect de l’éthique militaire et du droit humanitaire, un environnement propice à une action et une image positives de l’Etat. Parce que même importante voire déterminante, l’action militaire n’est qu’un aspect de la solution. Elle doit préparer le terrain au succès des autres volets, notamment politiques, de la sortie de crise et non pas contribuer à jeter une partie, même infime, des populations dans les bras des extrémistes de tous bords.
En attendant cette délivrance, que doit faire l’Etat malien pour que les populations n’aient pas le sentiment d’être abandonnées?
Je pense qu’aujourd’hui, avant les négociations ou les actions militaires éventuelles, le lien avec les populations est devenu un enjeu crucial, parce qu’elles sont au cœur de la compétition politique et idéologique avec les occupants qui, outre leur soumission, font tout pour avoir leur soutien même passif.
Il me semble que l’Etat doit s’appuyer davantage sur les différentes associations par localité dans lesquelles les populations se reconnaissent pour continuer d’être présent dans leur vie, en particulier dans les secteurs de proximité comme l’éducation, la santé, la micro-finance, la petite production, l’hydraulique villageoise, etc. Sur un autre plan, une action judiciaire peut être enclenchée, au plan national, contre les auteurs et complices connus des différents crimes et délits parce que l’on dispose de témoignages sur les conditions dans lesquelles les amputations et flagellations ont été commises.
Au niveau du travail gouvernemental, il me semble opportun de réactiver la structure interministérielle dédiée au Nord avec un ministre leader qui devienne le point focal pour les acteurs intérieurs et extérieurs.
Enfin, dans la relation avec les différents partenaires, le Gouvernement doit mettre en place un cadre de concertation et de coordination avec le Représentant Spécial du Président de la CEDEAO (RSPC), les représentants des pays du Champ, les chefs de bureaux des Partenaires Techniques et Financiers (PTF) et d’autres partenaires bilatéraux (France, Etats-Unis, Canada, Russie, Chine, etc.). La mission principale de ce mécanisme sera de donner une cohérence d’ensemble à l’action militaire, diplomatique, politique, de développement de tous ceux qui sont impliqués dans la gestion de la crise ou qui sont susceptibles d’y jouer un rôle.
Quelles solutions préconisez-vous pour sortir de cette crise institutionnelle. On parle d’assises nationales pour bientôt. Adhérez-vous à cette initiative?
Il me semble qu’il n’y a eu aucune contestation sérieuse des organes ad hoc que le président Dioncounda a proposés pour rendre la transition plus inclusive. Il me paraît donc plus judicieux qu’il prenne les textes de création, d’organisation et de fonctionnement desdits organes qui pourraient alors convoquer un Dialogue National sur les trois grandes priorités du pays : le Nord, l’Armée et les Elections.
Dans cette période particulièrement difficile, il faut mettre l’accent davantage sur ce qui rassemble. Du reste, c’est la principale vocation de toute Transition.