C’est un curieux camp d’entraînement. Quatre bâtiments, ceux d’une ancienne école, entourent un grand terrain sableux à la sortie de Sévaré, poussiéreuse ville de passage et dernier verrou avant le nord du Mali. Vers 6 heures du matin, les jeunes qui ont dormi là à la belle étoile replient nattes et moustiquaires. Quand leur chef passe en short, brosse à dents en main, quelques-uns tentent des saluts militaires, plutôt désordonnés. Des jeunes miliciens. Ils ont rejoint les Forces de libération des régions nord du Mali (FLNM) et se disent prêts à combattre si les islamistes qui ont envahi le nord du pays approchaient.
Trois mouvements civils d’autodéfense ont pris leurs quartiers à Sévaré : Ganda Koy, Ganda Izo ou FLNM, dont certains membres sont soupçonnés de s’être attaqués à des civils touareg lors de précédentes rébellions, dans les années 1990. D’après les chefs de ces milices, 3 000 volontaires se seraient enrôlés. A vue de nez, ce matin d’octobre, quelques centaines tout au plus. Fatigués mais appliqués, ils passent leurs journées entre exercices, instruction et ennui. Ils manquent de tout mais arrivent à plaisanter sur leur nourriture, infecte.
Certains s’entraînent depuis cinq mois, et pas un n’aurait imaginé rester si longtemps. Au camp du FLNM, assis dans un coin d’ombre, quelques garçons et filles, trop malades pour s’entraîner, observent leurs « frères d’armes » s’exercersous le soleil, courir en rang par deux, avant d’entamer une séance de « close combat » sous le regard de leur chef adulé, surnommé « Daddys ». Hagard, un garçon montre ses chaussures, ses semelles percées : « Comment s’entraîner dans ces conditions ? » Ils disent qu’ils n’ont jamais été au centre de tir de leur camp. Et s’en agacent. « Que l’armée nous donne des armes !, proteste Ibrahima Temet, 19 ans. On n’a jamais tiré, mais on est prêts. »
ARMÉE DE VA-NU-PIEDS
A l’issue de l’entraînement, la petite armée de va-nu-pieds entonne l’hymne national, main sur le coeur. « Si on arrive à en faire des enfants du Mali, à faireentrer dans les cœurs la discipline et la cause, on arrivera peut-être à quelque chose », estime le commandant Moussa Traoré, chef de la base, ancien militaire et mercenaire. Les discours sont rodés, guerriers, convaincus. « On est prêts à sebattre, à 100 % », le slogan est récité comme un mantra.
Kalifa Iattarar, « 18 ans », dit-il, est originaire de Tombouctou. Il travaillait avec les touristes, mais ces derniers ont depuis longtemps déserté sa ville. Après cinq mois passés dans le camp, il sait que lui comme ses camarades nordistes ne sont « pas dans les comptes de l’Etat ». Le sentiment d’abandon, déjà bien ancré avant la débandade de l’armée malienne face à la rébellion, fin mars, n’a jamais été si fort. C’est en partie ce qui a poussé ces jeunes vers ces milices, dans un élan qualifié de patriotique par leurs chefs. Kalifa Iattarar réfute toute idée de négociation avec les « fanatiques ». Il trépigne en attendant une hypothétique intervention armée.
L’attente, plus que les mauvaises conditions de vie ou le paludisme, lui est devenue insupportable. « Tous ces gens qui parlent et ne font rien n’ont pas defamille dans le Nord, sinon ils auraient déjà pris les armes. Les islamistes frappent les vieux qui fument, ils frappent tout le monde ! », peste-t-il.
« ON COUPE DES MAINS, LÀ-BAS AUSSI »
Les volontaires qui ont rejoint les milices de Sévaré parlent d’un Mali « laïc »,« démocratique » et « indivisible ». L’islam n’a rien à voir avec l’interprétation qu’en font les occupants, disent les jeunes miliciens : « Ils empêchent les femmes de sebaigner, de travailler, ils nous interdisent de regarder la télé. Même en Arabie saoudite, on ne coupe pas des mains ou des pieds », avance un habitant de Gao, aussitôt contredit par une de ses camarades : « Si, on coupe des mains, là-bas aussi. »
La plupart venant du Nord, ils connaissent très bien les Maliens qui ont rejoint les mouvements islamistes comme le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afriquede l’Ouest (Mujao) ou Ansar Eddine : « T’as laissé ton whisky, c’est bien, mais laisse-nous tranquilles ! », plaisante l’un d’eux, mimant une discussion imaginaire avec Abdul Hakim, chef du Mujao à Gao, connu pour ses frasques passées.
Kalifa Iattarar raconte : « Plusieurs de mes amis sont au Mujao. C’est ce que personne ne comprend. Les gens sont mélangés, pas par conviction, mais parce que cela a duré trop longtemps. » Difficile d’imaginer que le conflit prendrait cette tournure. Ces jeunes parlent sans rage de leurs concitoyens qui ont rejoint le Mujao. Cet engagement, pour eux, relève de la supercherie : « Ils ont besoin deretrouver leurs terres et leurs familles au nord. » C’est l’une des raisons pour lesquelles ces « combattants » de Sévaré s’opposent souvent à la perspective d’une intervention armée de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) : ils disent craindre des frappes aveugles, qui ne feraient pas la différence entre islamistes convaincus et… amis.
A Bamako, le ministère de la défense parle de mille défections en sept mois au sein de l’armée régulière malienne : des militaires qui ont quitté le pays ou ont rejoint la rébellion. Tous les miliciens n’échappent pas, eux non plus, à la tentation d’aller grossir les rangs des islamistes du Nord, par conviction ou appât du gain. Dans les trois milices, le recrutement a été stoppé en août par peur des infiltrations. Allongé sur une natte, entouré de sa garde rapprochée, le chef d’état-major de la milice Ganda Izo, Ibrahim Diallo, veut relativiser : « Certains sont découragés par le manque de moyens, admet-il, mais 3 000 bonnes volontés, en dépit de la sous-alimentation et des maladies, c’est le signe que le moral est bon. »
INTÉGRER L’ARMÉE RÉGULIÈRE
C’est pourtant le chef d’une base de Ganda Izo, Ibrahim Dicko dit « Claude », qui a permis aux islamistes de prendre la ville de Douentza, début septembre, en choisissant de se rallier au Mujao. « Nos jeunes sont pressés, impatients, explique le nouveau président de Ganda Izo, Ibrahim Abba Kantao. Certains viennent pour être recrutés, d’autres parce qu’ils pensent pouvoir régler leurs problèmes quotidiens : ce sont ceux-là qui rejoignent le Mujao. »
Dans un pays rongé par le chômage et le manque de perspectives, plus encore depuis que le Nord est privé de ses touristes, les combattants voient aussi dans ces milices une opportunité d’intégrer l’armée régulière. C’est cette promesse implicite qui a fait se déplacer certains de Bamako comme du reste du pays. Sidibé Drissa, 22 ans, informaticien de formation, a intégré le FLNM sur les conseils de son frère, sergent : « Pour chercher mon avenir. »"Parce qu’on n’a pas d’usines, pas de sociétés : rien de cela ne se passeici », poursuit-il. Douda Traoré, 20 ans, interroge : « Seront-ils assez fous pour nous chasser, alors que nous avons appris à nous battre ? »
C’est pourtant sur le désoeuvrement et sur le découragement de ces jeunes troupes que compte le camp d’en face : « Nous sommes ouverts à tout le monde : MNLA, Ganda Koy, Ganda Izo, FLNM…, assure Oumar Ould Hamaha, chef d’état-major du Mujao, interrogé au téléphone. Chez nous, il n’est pas question de race ou d’ethnie. » Il évoque « 300″ nouvelles recrues et propose des conditions en or : « Nous assurons le paiement d’allocations familiales pour chaque combattant, vivant ou mort, jusqu’à ce que ses enfants soient en âge de se marier. »
SANS SALAIRE NI PERSPECTIVE
A Sévaré, le commandant Traoré a décidé de ralentir la fréquence des entraînements depuis près de deux mois : « Les conditions se sont trop dégradées. » Mais il poursuit l’instruction, « pour que la paresse ne mange pas le courage ». Comme ses jeunes engagés, après cinq mois de travail sans salaire ni perspective tangible, il doute parfois de l’utilité de sa mission. « Rien ne vaut la patrie », leur martèle-t-il. Pourtant, en privé, il dit : « Ce Mali, vraiment, ce n’est pas la peine. L’Etat ne fait rien pour ces jeunes. Parfois je me demande : est-ce qu’on ne serait pas en train de les berner ? »
Kalifa Iattarar veut retrouver Tombouctou au plus vite. Sa ville et sa famille lui manquent. Après l’entraînement, il va souvent saluer des connaissances qui ont pris place dans un camp de déplacés, à deux pas de son camp d’entraînement. Il retrouve là son ami Abdourahamane Soumaïla Maïga, 19 ans, qui s’entraîne avec les Ganda Koy depuis sept mois. Ses parents sont à Gao. C’est pour eux qu’il a rejoint la milice : « Un jour, je dirai à mes enfants que j’ai libéré le Nord. »
En attendant ce jour, il raconte comment deux de ses amis sont morts à l’entraînement, de faim et de fatigue. « On n’a rien à manger. Et sur 600 personnes, on n’a pas une arme, à part trois pistolets-mitrailleurs… » Il raconte que les chefs ont promis des armes, de nouveaux locaux, de meilleures conditions : « Ça va être bien. » Kalifa Iattarar parle de vivres qui leur étaient destinés et auraient été vendus au marché. Mais il n’en démord pas : « J’ai la certitude que l’Etat va nousremercier. » Et sinon ? « Sinon, la vie continue. Il n’y a pas de sot métier. »