L’Achoura: jeûne, fête familiale ou commémoration des martyrs, c’est selon
Entre tradition prophétique et culture, le jour de « Achoura », revêt différentes significations. Achoura, dérivé de « achara », qui signifie dix, correspond au dixième jour du mois de Muharram, premier mois de l’année musulmane. De l’Islam sunnite à l’Islam chiite en passant par le Maghreb, Achoura est vécue différemment. Jeûne, fête ou commémoration, chacun marque à sa façon ce jour.
Le mois de muharram est l’un des 4 mois sacrés et le premier mois du calendrier musulman, comme indique dans le Verset 36 de la Sourate 9 (at-tawba). Ce que commémore l’Achoura est variable, selon les hadiths pris en compte: l’expiation d’Adam et Ève, après leur « chute » sur Terre aurait aussi eu lieu ce jour ainsi que l’accostage de l’arche de Noé (Nûh) ; le salut d’Abraham (Ibrahim) sauvé du feu de Nemrod ou encore celui de Jonas (Yûnus) sauvé des entrailles de la baleine… Autant d’épisodes prophétiques qui auraient eu lieu en ce jour.
Pour autant, l’une des explications authentifiées, corroborant l’importance de cette fête, sur la base des sources scripturaires islamiques, tient à la nature même d’Achoura, considérée, à juste titre comme un trait d’union entre le judaïsme et l’islam. En effet, selon la Sunna (Tradition prophétique), le Prophète Muhammad, en 622, va à la rencontre des juifs de Médine le jour du Yom Kippour, fête de l’expiation durant laquelle ils jeûnent.
Lorsqu’il leur en demande la raison, ces derniers répondent qu’il s’agit de commémorer «le jour où Dieu donna la victoire à Moïse et aux fils d’Israël sur Pharaon et ses hommes». Se réclamant des anciens prophètes bibliques, Muhammad affirme être «plus en droit» de jeûner ce jour. Dès lors, le Prophète ordonne aux musulmans d’observer le jeûne ce jour-là, lesquels ne saisissent pas immédiatement pourquoi ils doivent perpétuer cette tradition juive.
Le Prophète leur répond alors humblement qu’il considère Moïse comme «plus proche» d’eux, intégrant ainsi Achoura dans la sacralité de l’islam. Un an plus tard, pour confirmer sa filiation spirituelle à la tradition de Moïse, le Prophète Muhammad recommande aux musulmans de jeûner deux jours, les 9ème et 10ème jours du mois de Muharram, pour éviter que soient confondues les fêtes musulmane et juive.
Dans son affirmation d’être «plus en droit de jeûner ce jour là que les juifs», Muhammad s’inscrit dans la lignée des anciens prophètes bibliques, démontrant clairement l’importance de la continuation prophétique dans la mission dont il se réclame. Toutefois, 2 ans plus tard, lorsque le mois du Ramadan est révélé, le jeûne de Achoura devient recommandé mais non obligatoire, à condition de jeûner deux jours – dont Achoura – pour se différencier du judaïsme.
On l’aura compris, en plus du jeûne recommandé en ce jour, les fidèles sont invités à redoubler d’actes charitables à cette occasion particulière. La Sunna est explicite en la matière:
«Quiconque aura donné à manger à un croyant la nuit de Ashura sera considéré comme ayant nourri toute la communauté du Prophète».
«Quiconque aura fait l’aumône le jour de Ashura sera considéré comme n’ayant jamais renvoyé un nécessiteux».
«Quiconque aura caressé la tête d’un orphelin le jour de Ashura, Allah l’élèvera en dignité autant qu’il y a de cheveux sur la tête de l’enfant».
Il est important de rappeler que ce geste a une haute portée symbolique et ne saurait se limiter à une gestuelle mécanique. En effet, par cet acte de solidarité, le fidèle doit se rappeler la condition de l’orphelin et faire preuve de compassion et de largesse à l’égard de toute personne dans le besoin.
Il est également recommandé de se montrer généreux à l’endroit de sa famille:
«Quiconque se montrera généreux à l’endroit de sa progéniture, Allah lui rendra la pareille toute l’année».
C’est ce qui est à l’origine du célèbre dîner partagé en abondance avec la famille et les parents à cette occasion. Achoura, au-delà de son aspect religieux, est une occasion privilégiée pour des retrouvailles familiales et demeure un moment festif propice au resserrement des liens et à un regain de solidarité.
Par tradition, Achoura est aussi propice à l’acquittement de la zakât, cette aumône légale destinée à assister les plus démunis.
Mais, dans certains pays, des pratiques culturelles sont venues s’ajouter aux traditions religieuses. Les musulmans les plus avertis vous diront que ces pratiques sont des innovations et qu’elles ne relèvent pas de l’Islam. Mais elles n’en sont pas moins populaires.
En Tunisie, l’Achoura commémore aussi le martyre des petits-fils du prophète, Hassan et Hussein, morts assassinés en 61 de l’Hégire, le 10 Muharram, d’après une tradition. C’est un jour où l’on se souvient des morts: il est de coutume d’aller rendre visite aux défunts et d’allumer des bougies autour de la tombe du saint patron du cimetière.
Dans certains endroits, la veille au soir, les enfants font de grands feux (le feu, signe de purification) par-dessus lesquels ils sautent en chantant. Dans la région de Gabès, ils font la visite des maisons avec un petit roseau, appelé achoura, que les adultes remplissent de bonbons et de monnaie.
Au Maroc l’Achoura est perçue, depuis des siècles, comme la fête de l’enfance, de la famille et des traditions. Habillés de neuf, les enfants reçoivent des cadeaux, des trompettes, des tambours, des pétards et d’autres jouets.
Le lendemain de l’Achoura, c’est « Zem-Zem » (allusion au puits du même nom à La Mecque. Son eau est traditionnellement purificatrice). Les enfants y disposent d’une totale liberté pour asperger voisins, amis et passants. Garçons et filles, dont l’âge n’excède pas 12 ans, trottent dans les rues à la recherche d’une proie ou d’un point d’eau pour s’approvisionner.
Dans le sunnisme, Achoura est une fête mineure, qui n’en demeure pas moins la fête de la bienfaisance et de la générosité envers la famille, les parents, les orphelins, les déshérités.
Quant aux Chi’ites, ils lui accordent une extrême importance. C’est le jour de la commémoration de la mort de Hussein, petit-fils du Prophète et fils de Ali ibn abi Talib. En Irak et en Iran, c’est le grand jour de deuil marqué par la représentation de la « Passion d’al-Hussayn ».
Dans le chiisme, à la signification initiale de la fête d’Achoura (Ashura) a été ajouté un sens tout à fait différent: la commémoration du martyre du troisième imam des chiites et de ses partisans par le califat omeyyade.
Le 10 Muharram de l’an 680 de l’ère chrétienne, Hussein, petit-fils du Prophète et fils de Ali ibnou abi Tâlib, quatrième calife de l’islam, marche sur l’Irak, pour faire valoir ses droits à la succession califale, ouverte après l’assassinat de son père, imputée aux Omeyyades.
Hussein et son armée sont défaits, malgré une opposition farouche, par les troupes du calife Yazid Ier envoyé de Damas. Hussein fut, selon la tradition, décapité et son corps mutilé. Il est enterré à l’endroit même où il mourut, et Karbala est aujourd’hui un grand centre de pèlerinage chiite.
Si la notion de «fête religieuse» au sens anthropologique se décline comme un temps sacré par lequel les fidèles entrent en communion avec le divin, nul doute qu’il convient de chercher le paradigme de la fête chiite dans les rites d’Achoura.
Ces derniers débutent dès le 1er du mois de Muharram et se poursuivent jusqu’au 20 du mois de Safar, correspondant au jour d’Arba’ïn (littéralement «quarante», en arabe). Toutefois, la période de deuil proprement dite dure jusqu’à la fin du mois de Safar, que clôt le martyre de l’imam Ali Rezâ Imam (29 Safar).
Durant ces deux mois de deuil, toute festivité profane est prohibée, particulièrement les noces. Chants, danses, soins corporels (maquillage, henné) sont aussi théoriquement interdits. Notons toutefois, que ces interdits revêtent un caractère encore plus prescriptif les 10 premiers jours de Muharram.