Daniel Amangouin Téssougué à l’ouverture de la 2ème session de la Cour d’assises : «La corruption a tout gangréné, à croire que tout peut se payer dans ce pays!»
Publié le lundi 26 novembre 2012 | Le 22 Septembre
Monsieur le Président, Messieurs les conseillers, Messieurs les assesseurs,
Cette 2ème session de la Cour d’assises de la Cour d’appel de Bamako se tient à un moment excessivement pénible dans la vie de notre pays, le Mali. En ces heures difficiles, nous pensons à nos sœurs et à nos frères des zones occupées, par une horde venue d’on ne sait où, aidées en cette action par des apatrides et des renégats au pays nourricier, dont l’image dominante est celle d’obscurantistes fanatiques, ignorants d’un Dieu qu’ils croient servir et dont les instincts lubriques sont à la base de tous ces viols et autres agressions sur des femmes.
A nos concitoyens de ces zones, que dire, sinon que nous souffrons avec eux et que leur calvaire est nôtre. Nous disons à nos braves soldats que la Nation compte sur eux, et que nous savons qu’au prix de la vie, ils réussiront l’unification de notre patrie. Nos prières vous accompagnent.
Au moment où nous, ici, allons juger des hommes et des femmes pour des faits prévus et punis par la loi malienne, ceux commis par ces barbares d’envahisseurs risquent une fois de plus de passer en pertes et profits. Permettez-moi de dire que mon sang se glace quand j’entends dire, «il faut négocier».
Mais Dieu, négocier quoi et avec qui? Et, comme toujours, on occultera tous ces assassinats, ces viols, ces rapts, ces pillages et autres forfaits, que les mêmes reprendront demain, quand l’argent où les profits négociés seront finis. Il est temps de faire passer la Justice et ce n’est guère faire hors sujet, que de dire que si la Justice faiblit dans l’action étatique, c’est la porte ouverte à toutes les permissivités.
Le Mali ne doit plus s’accommoder de formules bancales et oiseuses. Que ceux qui évoquent avec énergie la négociation, leur donnent leur nationalité et un territoire, ça suffit comme cela.
Monsieur le Président, il y a juste 10 jours, nous étions à cette grande messe qui consacre, aux termes de l’article 17 de la loi portant statut de la magistrature, la rentrée des cours et tribunaux. Le thème, «l’ordre et la liberté dans un Etat démocratique», au delà de son caractère d’actualité, revêt à mon avis toute la problématique de la situation de notre pays en ces temps, mais aussi l’état de la Justice, devenue, en l’espace de quelques années, une véritable flétrissure pour le peuple au nom duquel elle est rendue.
Monsieur le Président, honorables membres de la Cour, de nos ancêtres nous avons appris ces propos d’une formidable sagesse: «si ton ami refuse de te conduire dans le chemin de la droiture et de la vérité, paie ton ennemi pour te dire la vérité» En déclarant que l’état de notre justice est déplorable, mon propos est loin du dénigrement stérile. Je veux qu’on se dise qu’il est grand temps que la prise de conscience soit générale. De l’Evangile je tire ces mots: «que celui qui a des oreilles pour entendre, entende».
En effet, si nous refusons d’ouvrir les yeux, alors les évènements nous les ouvriront de force, et ce sera sans discernement. Au 18ème siècle, devant la décrépitude de la Justice en France, le Chancelier d’Aguesseau, dans sa harangue aux juges du Parlement de Paris, à la Saint Martin de 1708, a eu ces mots, qui reflètent la réalité actuelle de notre pays : « espérez moins encore que le reste des hommes de surprendre le Jugement du Public. Elevés au-dessus des Peuples qui environnent votre Tribunal, vous n’en êtes que plus exposés à leurs regards. Vous jugez leurs différends, mais ils jugent votre justice. Le public vous voit à découvert, au grand jour que votre Dignité semble répandre autour de vous; et tel est le bonheur ou le malheur de votre condition, que vous ne sauriez cacher ni vos vertus ni vos défauts ».
Oui, honorables membres de la Cour, c’est peu dire à ceux de notre corps qu’en tant que magistrats nous jugeons les différends du peuple, mais le peuple, lui, juge notre justice. Il faut que cette justice soit la leur si nous voulons la rendre véritablement au nom du peuple malien.
Aujourd’hui, nous vivons un temps de la Justice, celui où le peuple va s’exprimer, car, dans la composition de cette Cour, les citoyens, choisis sur une liste de personnalités au-dessus de tout soupçon qui constituent la majorité, vont faire la décision, auprès de magistrats professionnels.
La grandeur et la beauté de la Cour d’assisses, résident en cette formation, d’où l’expression si noble de juridiction populaire. «Vox populi, vox dei», voix du peuple, voix de Dieu, disaient les anciens grecs, eux dont les maximes ponctuent nos années d’études.
Alors, M. le Président, Messieurs les conseillers, permettez-moi de dire à nos assesseurs, que dis-je, aux représentants du citoyen de cette vieille terre du Mali, qu’au moment où, avec vous, ils rentreront pour délibérer, ce sont des millénaires d’histoire qui les regardent, car notre nation a toujours mis l’honneur et la dignité au dessus de tous.
La qualité des décisions crédibilise ou discrédite la Justice. Excusez-moi de le dire, sans vous offenser, quand des faits graves sont moins gravement sanctionnés que des délits, même par le jeu des circonstances atténuantes, on ne saurait trouver aucune excuse à cette formation. Le désaveu du public, c’est cette déviance vis-à-vis de la justice.
Honorables membres de la Cour, permettez moi de vous entrainer dans mes lectures et de vous citer ces mots, prononcés vers le IVème siècle de notre ère par Marc Aurèle: «le pire dans le gouvernement de la nation est de confier le pouvoir à ceux qui ne savent pas ce que signifient leurs tâches, ni ce que cela contient, car, alors, tous les aventuriers viendront et le pouvoir sera un grand festin de voyous».
En ce moment, ni l’ordre, ni la liberté ne sauraient être au rendez-vous du bonheur de la nation. Oui, Monsieur le Président, honorables membres de la Cour, la mission que le peuple attend de sa justice, c’est d’être en phase avec le droit, d’être véritablement au service de la vérité, car quoi de plus terrible pour une nation, que de voir la justice dévoyée, le droit stipendié.
Le prophète Esaïe en son temps disait: «Car vos mains sont souillées de sang, et vos doigts de crimes; vos lèvres profèrent le mensonge, votre langue fait entendre l’iniquité. Nul ne se plaint avec justice, nul ne plaide avec droiture; ils s’appuient sur des choses vaines et disent des faussetés, ils conçoivent le mal et enfantent le crime. … Car la vérité trébuche sur la place publique, et la droiture ne peut approcher. La vérité a disparu, et celui qui s’éloigne du mal est dépouillé».
Je vous le dis, une fois de plus, ces mots résument l’état actuel de notre nation. Pas seulement de la Justice, mais de la nation toute entière. La corruption a tout gangréné, tant et si bien que les ressources publiques ne peuvent suffire. Au Mali, un paquet de thé que le particulier paie à 1 500 FCFA peut coûter à l’Etat 25 000 FCFA. Et on appelle cela faire des affaires. C’est ici au Mali, qu’un véhicule neuf est réparé à plus de 600 000 FCFA, en une seule fois, et, tenez-vous bien, au moment où ce véhicule se trouve par miracle en mission à des centaines de kilomètres.
Au Mali, on peut voir des cadres qui téléphonent pour plus de 4 millions de FCA en un mois, au frais de l’Etat, dans une indifférence totale. Ce sont des privilèges dus à leur rang. Ici, au Mali, un cadre peut se taper plus de 1 000 litres d’essence en un mois. C’est normal, il a de la chance.
Que de récriminations par rapport aux conditions de recrutement dans les fonctions, qu’elles soient civiles, militaires ou paramilitaires? À croire que tout peut se payer dans ce pays. Au Mali, on peut créer un titre foncier en occultant toutes les procédures, car on a de quoi faire taire tout le monde. L’argent ouvre toutes les portes dit-on!
Au Mali, le paysan spolié n’a que ses yeux pour pleurer, car il n’est pas un citoyen normal, il est un homme taillable et corvéable. Et je pourrais passer la journée à égrener cette triste litanie de pratiques au sein de l’Etat, où on accepte de cohabiter avec la fraude et la corruption.
Cela ne saurait plus être. Il nous faut agir au plus vite, mettre fin à cela, sans état d’âme, car si la justice faiblit, ce sera l’aventure et le triomphe de la raison du plus fort. C’est ce qu’on appelle la loi de la jungle. La justice doit jouer son rôle.
Cette session portera sur des infractions assez diverses: des infractions contre les personnes, contre les mœurs, contre les biens, des atteintes aux biens publics etc. Nous aurons près de deux cent-vingt (220) accusés, qui jusqu’ici, à ce stade de la procédure, sont «présumés innocents». C’est ici une autre merveille du droit.
Alors, s’agissant d’un discours d’ouverture, permettez-moi Monsieur le Président, de ne pas m’épancher outre mesure, mais de dire que le sentiment du Parquet, lequel requiert l’application de la loi au nom et pour le compte de la société, est un appel à faire de la justice l’instance vers laquelle riche et pauvre, faible et fort, femme et homme, jeune et vieux, peuvent se diriger et retourner avec un sentiment unique, le droit a été dit. C’est le vœu des représentants du ministère public, mais aussi celui de tous les Maliens.
L’injustice a fait trop de ravages dans notre pays. Le silence coupable, voire complice, de plusieurs nous a conduit à cette impasse. Que leur dire sinon que «rien de ce qui est moralement mal, ne peut être politiquement juste». Nous prions que la fin 2012 voit notre pays rétabli moralement, afin d’amorcer un vrai développement, sur une base saine, car comme Abraham Lincoln, je crois que «l’Etat est le peuple, et le peuple ne peut pas sombrer».
C’est sur ces mots, que je requiers qu’il vous plaise, Monsieur le Président, Messieurs les conseillers, Messieurs les assesseurs, de déclarer ouverte la deuxième session de la Cour d’assises.