En dix-huit paragraphes et deux annexes, ce document considère l’Accord d’Alger, malgré ses imperfections, comme une étape de la longue quête de paix et de stabilité au Mali. En vue de restaurer la paix et la sécurité sur l’ensemble du territoire, il préconise, entre autres, des concertations nationales inter-maliennes: une Conférence de consensus national, une réunion des groupes armés et le dialogue avec les djihadistes maliens.
A- Introduction:
1- A l’issue de huit mois de négociations, la médiation internationale a soumis, le 25 février 2015, aux parties maliennes un « Accord pour la paix et la réconciliation au Mali » que le Gouvernement et les groupes de la Plateforme ont paraphé le 1er mars.
2- En dépit de cinquante jours de tractations, les groupes autonomistes de la CMA (Coordination des mouvements de l’Azawad) ont confirmé, le 18 avril, leur refus de parapher l’Accord. Nonobstant ce refus, la médiation a décidé de fixer au 15 mai 2015 la signature de l’Accord.
Après avoir « trimballé » pendant 57 jours la médiation, la communauté internationale et le Gouvernement, il semble que les groupes autonomistes aient, finalement, décidé de signer l’Accord, bien que les nouveaux développements sur le terrain appellent à plus de prudence.
3- Qu’elles aient paraphé ou pas, toutes les parties maliennes ont, avant ou après le 1er mars, déposé des amendements: le Gouvernement a déposé, le 27 février, une douzaine de pages d’observations, les groupes unionistes de la Plateforme ont produit trois/quatre pages de propositions tandis-que les groupes autonomistes ont remis aux représentants de la communauté internationale, le 17 mars dernier à Kidal, un document contenant une quinzaine de « préalables » à tout accord.
4- Quarante cinq jours après le paraphe, le président de la République a tenu, lors de la clôture du 17è sommet du Comité inter-États de lutte contre la sécheresse au Sahel (CILSS), le 15 avril, les propos suivants: « personne n’a dit que l’Accord d’Alger était un bon accord ». Nous avons toujours des points d’amendement ».
Les amendements/réserves des parties maliennes et les propos du Président soulignent à suffisance le caractère minimal de l’Accord dont la mise en œuvre risque de rencontrer de grosses difficultés même s’il est signé par tous.
5- La communauté internationale qui a consenti d’énormes sacrifices pour soutenir la liberté du peuple malien et l’intégrité du territoire a apporté son plein appui au processus d’Alger et à l’Accord du 1er mars.
Elle espère que l’Accord d’Alger apportera au Mali la paix et la stabilité, et qu’il réglera la crise du Nord.
6- Cet accord dessine, sans discussions sérieuses avec le reste du pays, les contours d’un autre Mali, (celui des « Régions-Étas » disposant de pouvoirs étendus). Il n’est pas certain qu’il ramènera la paix et la stabilité. Il ne traite pas les causes profondes de la crise du Nord ni de l’effondrement de l’État et de l’armée en 2012. Par dessus tout, il contient les ferments de la partition du pays et de la guerre civile intercommunautaire, donc de la déstabilisation du Mali et de la sous-région. Et ce, dans un contexte où la situation sécuritaire s’est considérablement détériorée depuis le début de l’année et où bien des acteurs de l’insécurité sont hors de tout processus de négociation (voir en Annexe « Instabilité généralisée » et « Les acteurs et les détenteurs d’enjeux au Nord »).
7- Dans ces conditions, nos voisins et la communauté internationale qui souhaitent tant la paix au Mali et qui ont consenti tant de sacrifices pour ce faire, risquent de voir à court ou à moyen terme leurs efforts annihilés et le pays retomber dans l’instabilité.
8- Malgré la gravité de la crise du Nord et ses conséquences sur la stabilité et l’existence du pays, il n’existe toujours pas au Mali le moindre début de consensus autour de la question du Nord et des propositions en vue de sa résolution définitive.
Cette absence de consensus sera, à n’en pas douter, un obstacle majeur même en cas de signature de l’Accord par toutes les parties.
B- L’Accord d’Alger:
9- Deux mois de débats autour du paraphe et de la signature ont détourné l’attention des Maliens et celle de l’opinion internationale du contenu de l’Accord qui organise une dévolution si rare des pouvoirs vers les régions qu’elle suscite de sérieuses interrogations sur l’avenir de l’État malien.
10- Aux termes de l’Accord d’Alger, le Mali entrera dans une nouvelle ère: celle des Régions-États disposant de larges pouvoirs avec la possibilité de lever des impôts, redevances et taxes selon la structure économique spécifique de chaque région (articles 6 et 13)
11- Les délibérations des régions seront exécutoires dès après publication et notification à l’État (article 9) qui n’aura qu’un pouvoir de contrôle à posteriori (article 11).
12- Les régions seront dirigées par des présidents de régions élus au suffrage universel direct et cumulant les fonctions de Président de l’Exécutif Régional, de Président de l’Assemblée Régionale et de Chef de l’Administration (article 6).
Chaque région adoptera la dénomination de son choix (article 6).
13- L’on se demande, dans ces conditions, pourquoi les groupes de la Coordination ont rechigné pendant des semaines à parapher un accord qui prend en compte l’essentiel de leurs revendications.
14- En outre, l’Accord est un saut dans l’inconnu de la régionalisation.
Si des enseignements appropriés avaient été tirés des avancées, des blocages et des échecs de la politique de décentralisation, on aurait pu ou dû s’orienter vers le renforcement des contre-pouvoirs et vers une logique de partage des pouvoirs et non vers la concentration de tous les pouvoirs en une main comme le prévoit l’Accord d’Alger ( article 6).
15- Avec le mode d’élection prévu du président de région et la concentration des pouvoirs, l’Accord risque d’exacerber les tensions intercommunautaires et inter tribales et de semer les germes de la guerre civile entre les communautés et les ethnies du Nord. Les combats autour de Tabankort (en janvier), les affrontements entre Arabes et Dahoussaks (au mois d’avril à Ménaka) sont des indices qui ne devraient pas tromper.
C- Propositions:
16- Considérer l’Accord d’Alger, en dépit de ses imperfections et de ses faiblesses comme une étape de la quête de paix et de stabilité au Mali.
17- Maintenant que les groupes autonomistes ont annoncé leur intention de signer l’Accord d’Alger, il est urgent de lancer des concertations nationales inter-maliennes:
Ces concertations se feront en plusieurs étapes:
1- Une réunion de tous les mouvements et groupes armés: pour briser le mur de la méfiance et renforcer la confiance ( ex: entre GATIA et le HCUA/MNLA, entre les deux tendances du MAA, entre les différentes branches de la CMFPR),
2- Des rencontres bilatérales ( des tête à tête entre le Gouvernement et les groupes armés, entre ceux-ci et la société civile de tout le pays),
3- un consensus des forces vives pour établir des contacts et ouvrir le dialogue avec tous les acteurs de l’instabilité au Nord, y compris avec les djihadistes maliens.
4- Une Conférence de consensus national regroupant les forces vives du pays pour dégager les conditions de l’union nationale autour de la restauration de la paix et de la stabilité dans tout le pays.
L’Accord d’Alger pourra être soumis à cette conférence de consensus national.
La Conférence de consensus national discutera des modalités d’application de l’Accord, clarifiera les zones d’ombre qui risquent de provoquer diverses interprétations conflictuelles.
Elle sera le lieu d’appropriation (de malianisation) de l’Accord par les forces vives du pays.
Enfin, elle aidera à cerner la problématique du terrorisme local: comment l’endiguer, comment réduire son vivier naturel et comment stabiliser le pays.
5- Des Assisses nationales pour la paix, la bonne gouvernance et la réconciliation avec la participation des représentants de tous les groupes armés.
La restauration de la paix et de la stabilité, la refondation des institutions, une nouvelle constitution, un nouveau pacte national de paix et de bonne gouvernance seront à l’ordre du jour des assisses.
Ces assisses seront l’occasion pour toutes les forces vives du pays de tirer les leçons de l’effondrement du Mali et de dessiner ensemble les contours, le visage du Mali post- crise.
La médiation sera invitée/associée à toutes les étapes de ces concertations nationales inter-maliennes.
Certaines étapes pourraient se tenir simultanément ou par séquences, l’ensemble formant les concertations nationales inter-maliennes.
La signature d’un accord de paix, de bonne gouvernance, de réconciliation nationale et de cohésion sociale interviendra à l’issue de ces assisses.
D- Conclusion:
18- Sans un large consensus national, il n’y a pas de solution durable à la crise du Nord.
Sans un large consensus national, nos voisins et nos amis qui veulent nous aider se retrouveront bientôt coincés dans un tourbillon d’instabilité et de guerre civile au Nord.
Enfin, le consensus national permettra de susciter le sursaut national et le rassemblement nécessaires au retour rapide à la normalité tant au nord qu’au sud du Mali.
ANNEXE 1 :
Insécurité et instabilité généralisées:
– L’assassinat, le 22 avril 2015, du chef de village de Dogo ( Youwarou) est la dérnière en date d’une longue, macabre et sanglante série qui est en train de mettre le feu à plusieurs régions maliennes.
Depuis décembre 2014 et plus particulièrement depuis le 1er janvier 2015, pendant que les réunions se poursuivaient à Alger, la situation sécuritaire se dégradait de manière alarmante.
Aux attentats suicides, aux mines anti-personnel, aux tirs de roquettes et d’obus sur Gao et Kidal, se sont ajoutées des attaques contre l’armée et les symboles de la puissance publique (assassinats d’élus locaux, bâtiments publics saccagés et drapeau national incendié), des exécutions sommaires sur les routes (notamment dans la région de Tombouctou entre Niafunké, Goundam, Eschell, Tonka, Tintelout et Tombouctou).
Au cours du seul premier trimestre 2015, une trentaine de véhicules ont été enlevés entre Goundam et Tombouctou. Les occupants molestés, dépouillés de leurs biens et abandonnés en brousse s’ils ne sont pas tués.
Les assassinats de civils maliens travaillant avec la MINUSMA et les organisations humanitaires se sont multipliés ces dernières semaines.
L’insécurité ne concerne plus que le Nord. Elle s’est propagée aux régions de Mopti et de Ségou (cf les attaques contre l’armée à Nampala, Tenenkou, Boni, Diafarabé et même Diabali en zone Office du Niger).
Bamako, la capitale n’est plus épargnée (cf l’attentat contre le Général Mohamed O. Meïdou en janvier et contre un restaurant fréquenté par des expatriés en mars).
ANNEXE 2:
Les acteurs et les détenteurs d’enjeux au Nord:
I- Ceux qui participent au processus d’Alger :
1- Les groupes de la Plateforme (pro-Mali) :
Ils ne remettent pas en cause l’intégrité du territoire et l’unité nationale.
– a) Le Mouvement arabe de l’Azawad (MAA-originel): dirigé par le Professeur Ahmed Ould Sidi Mohamed. Ce groupe tient à la création de la région de Taoudenit promise par le président Amadou Toumani Touré.
– b) Le Groupe d’autodéfense Touareg Imrad et alliés (GATIA): créé au lendemain de la défaite militaire de Kidal (mai 2014), par des membres de la tribu des Imrad (la plus nombreuse de toutes les tribus touareg). Dirigé par Azaz Ag Lou Dag Dag et Fahad Ag Almahmoud.
– c) La Coordination des mouvements et forces patriotiques de résistance (CMFPR1). Leader: Me Harouna Touréh. C’est le regroupement originel des groupes d’auto-défense des sédentaires.
Une scission connue sous le nom de CMFPR2, dirigée par Ibrahim Kantao et le Pr Younoussa Touré, est membre de la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA).
2- Les groupes de la Coordination:
Depuis l’Accord du 18 juin 2013 signé à Ouagadougou, ils ont renoncé à l’indépendance. Ils insistent, à la faveur de l’affaiblissement du Mali notamment après la défaite militaire de mai 2014, sur l’autonomie des régions de Kidal, Gao et Tombouctou et d’une partie de la région de Mopti, un ensemble qu’ils appellent « Azawad ».
Ces groupes sont:
– a) Le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA). Leader: Bilal Ag Chérif.
– b) Le Haut conseil pour l’unité de l’Azawad (HCUA), créé au lendemain de l’opération Serval, par des membres de la tribu aristocratique des Ifoghas sommés de prendre leurs distances d’avec le groupe djihadiste Ansardine. Leader: Algabass Ag Intalla, frère cadet du nouvel Aménokal (chef) des Ifoghas, Mohamed Ag Intalla.
– c) Le Mouvement arabe de l’Azawad (MAA): né d’une dissidence du MAA originel. Il est dirigé Brahim Ould Sidati.
II- Ceux qui sont hors du processus d’Alger et de toute négociation:
1- Le groupe des Almourabitounes: dirigé par l’Algérien Moktar Belmoktar considéré par certains comme le « Ben Laden du Sahel ». Les attentats kamikazes, les attaques spectaculaires contre les casernes (Mali, Niger, MINUSMA) sont la marque de fabrique de ce groupe qui utilise militants maliens et étrangers,
2- La Sariat El Ansar: la seule phalange d’AQMI dirigée par un Touareg malien. Ce dernier Hamada Ag Mama alias Abdelkrim le Targui est un membre de la tribu des Ifoghas. Les assassinats ciblés, les attaques contre les occidentaux, le business des otages sont les spécialités de ce groupe… malien.
3- Le MUJAO: (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest). Pendant l’occupation djihadiste, ce groupe avait beaucoup recruté parmi les Peuls et les Sonrhaïs de la région de Gao et de Douentza. Affaibli par l’opération Serval, ses chefs étrangers ayant disparu, le groupe est devenu une nébuleuse active dans les secteurs de Gao, Ansongo et Ménaka. Les rescapés du MUJAO sont regroupés dans la forêt dite de la Girafe, notamment dans le triangle Ansongo-Ménaka-frontière du Niger. Ils seraient nombreux et bien équipés. Ils opèrent en motos. Ils seraient à l’origine des attaques contre les localités nigériennes en 2014.
4- L’Imam Hamadoun Diallo dit Hamadoun Koufa: il était connu dans tout le Delta du fleuve Niger pour ses prêches virulents. Il aurait participé aux combats contre l’armée malienne à Konna (janvier 2013). Il est réapparu en janvier 2015. Les attaques contre Nampala, région de Ségou (12 militaires tués en janvier), contre Tenenkou (trois militaires tués en janvier), Dioura (incendie de la mairie), Diafarabé (un agent des Eaux et Forêts assassiné, le drapeau national incendié en avril) portent la signature de fidèles de cet imam, qui, dit-on, voudrait restaurer l’État théocratique du Macina, à travers un Front de libération du Macina. Il aurait des liens avec Iyad Ag Ghaly.
5- Iyad Ag Ghaly: Ifoghas, chef historique des rébellions touarègues. Il est aussi la pièce centrale de la galaxie islamiste au Mali. Fondateur d’Ansardine, en relation étroite avec AQMI, notamment la branche malienne de son cousin Abdelkrim le Targui, il semble être le référent de l’Imam Hamadoun Kouffa Diallo, qui met le feu au Delta central. Ses lieutenants sont très actifs dans toute la zone de l’Adrar des Ifoghas.
Post- Scriptum: L’entrée le 27 avril à Ménaka de combattants de la Plateforme sous la conduite de Yoro Ould Dah a entraîné le départ des hommes du MNLA, qui occupaient cette localité depuis mai 2014, ouvrant une crise dans la crise. Du 27 avril au 2 mai, le Nord a connu une éruption de violences qui peut être lourde de conséquences pour le fragile processus de paix en cours. Ces violences, comme on le sait, ont causé de nombreuses victimes civiles et militaires à Ménaka, Goundam, Tombouctou, Léré, sur la route Gossi – Gao, à Bintagoungou et Diré.
Bamako, le 27 avril 2015
Tiébilé Dramé