Du 21 au 24 janvier 1958 s’est tenue à Paris la 1ère session de l’OCRS, l’Organisation Commune des Régions Sahariennes. A cette occasion, le Sénateur Mahamane Alassane Haidara, délégué du Soudan, est intervenu pour exposer le point de vue de nos autorités locales de l’époque. Ce discours est plus que jamais d’actualité et tout aussi pertinent pour susciter la réflexion aujourd’hui. Extraits.
SaharaLa participation des Territoires d’Afrique Noire à la gestion de l’Organisation Commune des Régions Sahariennes pose des problèmes qu’il convient d’étudier avec beaucoup de soin et de réflexion, mais qu’il est néanmoins urgent de résoudre.
La technique vaincra sans nul doute les obstacles naturels, mais la question délicate demeure: elle est d’ordre politique et comporte, entre autres, un aspect que nous tenons à souligner plus particulièrement: c’est celui de l’association des Territoires sous-développés de l’Afrique Saharienne à la révolution économique qui s’opère.
Le Sahara, les populations africaines ne l’ignorent pas, est désormais le seul réservoir de matières premières disponible dans le monde, et il se fait, par un étrange hasard, que cet ultime réservoir est le complément des industries européennes qui, actuellement, souffrent du manque de ces mêmes matières premières ou, tout au moins, de ne pouvoir se les procurer à des prix compétitifs.
L’exploitation des richesses du Sahara, pour la France, c’est l’espoir d’un redressement économique, une promesse d’autonomie en matière de carburant, l’équilibre, à plus ou moins brève échéance, de sa balance commerciale C’est aussi la solution de continuité et l’axe de liaison entre l’Afrique du Nord et l’Afrique Noire, entre l’Atlantique et la Méditerranée.
C’est un poste clef, capable d’assurer économiquement l’arbitrage entre les peuples divers de la. Communauté franco-africaine. C’est, à l’heure où l’Amérique ferme ses portes aux larges mouvements d’émigration venant de tous les horizons, à l’heure où l’Asie partout repousse l’Occident, un magnifique champ d’expansion, où les nouvelles générations viendront puiser à satiété.
Mais, pour les populations défavorisées de l’Afrique Noire, l’exploitation de ces mêmes richesses, c’est le moyen d’entrer enfin, grâce à la naissance d’une économie moderne sur leur propre sol, dans la voie de l’expansion, de l’émancipation, dans la voie du progrès que commande la marche du temps.
Le mérite de l’Organisation Commune des Régions Sahariennes sera de concilier ces intérêts, que rien de fondamental n’oppose. Sans doute est-il trop tôt pour dire ce que sera l’œuvre sur le plan des réalisations, mais on peut, d’ores et déjà, considérer que la création de l’Organisation Commune des Régions Sahariennes, d’un Ministère du Sahara – aboutissement logique d’une première étape – ne sont bien qu’un point de départ.
Les organismes de direction, leur mise en place étant effectuée, vont devoir réaliser de nombreux accords pour assurer la meilleure gestion de l’entreprise. Certains de ces accords auront un caractère particulièrement délicat: ceux notamment qu’il conviendra de réaliser avec les Territoires limitrophes pour assurer l’évacuation des produits, ainsi que ceux qui vont réglementer les participations étrangères à la prospection et à l’exploitation pétrolières.
Cette réglementation des participations étrangères nous parait en effet devoir être strictement étudiée si nous voulons conserver l’autonomie de gestion de l’affaire, sans laquelle les intérêts communs de la France et des Territoires Sahariens ne sauraient être garantis. Nous constatons, en effet, que des poussées venant de toutes parts s’accentuent en direction de l’Afrique, où le travail de pénétration est extrêmement subtil, et cela justement au moment où les capitaux, d’où qu’ils viennent, y trouveraient d’excellents débouchés.
L’apport massif des capitaux étrangers, grâce au système d’imbrication des intérêts qui devient de plus en plus habituel, dans l’exploitation pétrolière notamment, présenterait certes des avantages pour le Sahara, au moment où l’on cherche à hâter sa mise en valeur : supplément de devises, confrontation des techniques, augmentation du nombre des futurs débouchés.
Mais, s’ils n’étaient limités, ces investissements risqueraient de présenter de graves inconvénients, dont les plus importants seraient : la perte du contrôle de l’exploitation ;… La presse s’est, dernièrement, fait l’écho de négociations qui seraient engagées entre des Compagnies Françaises et Américaines en vue d’un partage amiable dans l’exploitation du Sahara.
Nous croyons exprimer l’opinion, non seulement des Africains, mais de tous les Français, en manifestant notre inquiétude à l’égard de telles informations, et nous serions heureux que Monsieur le Ministre du Sahara pût les dissiper. La perte du contrôle de l’exploitation signifierait évidemment l’éviction de la France de tous les Territoires d’Afrique – donc la fin de la Communauté franco-africaine – avec tout ce que cette éventualité comporterait de menaces pour la liberté des populations africaines.
La perte du contrôle et de la défense du territoire saharien ferait de celui-ci un objectif militaire international de toute première importance, sur lequel se concentrerait rapidement l’attention des grandes puissances, qui s’affrontent et se mesurent sur tous les terrains où il leur est donné de se rencontrer. Les ingérences extérieures trouvent malheureusement dans la prolongation du drame algérien l’occasion de se manifester, avec une insistance chaque jour accrue.
Du Maroc et de Tunisie, des armées plus ou moins régulières, dont on ne connaît pas toujours les chefs, et dont les chefs eux-mêmes ne comprennent peut être pas toujours quels intérêts les poussent en avant, font peser sur le Sahara une menace que nous ne devons pas sous-estimer. Les récents incidents d’Ifni sont là pour prouver que certaines revendications territoriales formulées à l’égard d’une fraction de l’A.O.F. ne sont pas purement platoniques.
L’Algérie nationaliste elle-même ne doit elle pas s’inquiéter du grand appétit de ceux qui se prétendent ses amis? Le Gouvernement a perçu ces dangers et il n’a pas hésité à confier à un spécialiste des questions de Défense nationale la charge de l’ensemble des responsabilités qui portent en elles le plus grand espoir de l’Union Française.
Les mesures rapides et énergiques que vous avez prises, Monsieur le Ministre, ont permis d’éviter la création d’un front saharien. Vous avez édifié dans les régions septentrionales du grand désert une barrière…
Nous souhaitons qu’il en soit toujours ainsi et que vous ne soyez pas amené à implanter, dans les régions d’A.O.F. et d’A.E.F. qui ne sont pas directement en contact avec les régions névralgiques un dispositif militaire important, qui risquerait de créer une atmosphère d’inquiétude parmi nos populations paisibles et loyales.
Mais ces graves problèmes militaires ne doivent pas nous faire oublier l’objectif essentiel de l’Organisation Commune des Régions Sahariennes, qui est la mise en valeur du Sahara et l’élévation du niveau de vie des populations. Dans ce domaine, les Territoires de l’Afrique Noire n’entendent pas être traités en parents pauvres. Il suffit de lire la plupart des articles consacrés au Sahara par la presse pour se convaincre qu’aux yeux de l’opinion métropolitaine le Sahara est tourné vers le Nord, et uniquement vers le Nord.
Pour les uns, le souci de sauvegarder les richesses du désert est la justification de l’effort militaire français en Algérie, et ces richesses sont le moyen qui permettra demain de transfigurer économiquement l’Algérie. Pour d’autres, le Sahara est le lieu autour duquel peut se rassembler une fédération franco – Nord-africaine. Que devient l’Afrique Noire au milieu de tous ces projets ?
Que les productions des régions d’Hassi Messaoud et de Colomb Béchar, par exemple, trouvent leur écoulement naturel vers la côte méditerranéenne, nul ne songe à le contester. Que l’on cherche à élever le niveau de vie des populations d’Algérie, fût-ce dans un but politique, nous y applaudissons. Que le Maroc, et la Tunisie soient appelés eux aussi à tirer profit de l’exploitation des ressources minérales du désert, nous nous en félicitons.
Mais l’Afrique Noire ne doit pas passer au second plan. Est-il besoin de préciser ce qu’il y aurait d’immoral et aussi de dangereux, à accorder à la revendication armée ce que l’on aurait refusé au loyalisme patient? Veut-on donner aux territoires sahariens d’A.O.F. et d’A.E.F. l’impression qu’on cherche à les exclure du bénéfice de l’exploitation du Sahara?
Ce n’est pas certainement l’intention du Gouvernement, ni la vôtre Monsieur le Ministre et, dans ces conditions, il y a deux fautes que l’Organisation Commune devra absolument éviter de commettre. La première serait de transférer à l’Organisation Commune les attributions des autorités territoriales. Or, les mesures annoncées depuis le vote de la Loi du 10 Janvier 1957 sont beaucoup trop imprécises.
Elles élaborent un statut destiné, en fait, à régir un territoire autonome. C’est ainsi que les décrets du 21 Juin 1957 fixant les pouvoirs du Ministre du Sahara et lui déléguant, dans les limites de l’Organisation Commune des Régions Sahariennes, les pouvoirs antérieurement exercés par les Hauts Commissaires et les Gouverneurs de l’A.O.F. et de l’A.E.F., renforçant cette impression, ont suscité chez nous dé légitimes inquiétudes.
Le Soudan, ainsi que les autres territoires intéressés, nous en sommes persuadés, entend conserver, administrativement et politiquement, toutes les prérogatives qui lui ont été garanties par la Loi-Cadre sur l’ensemble de son Territoire, y compris les parcelles incluses dans les limites de l’Organisation Commune.
Le régime d’exception qui sera promulgué devra simplement se superposer à la loi commune – et ce exclusivement pour les questions d’intérêt économique touchant directement la mise en valeur du périmètre saharien – ainsi que cela a été précisé lors des débats parlementaires qui ont précédé le vote de la loi du 10 janvier 1957. Les décrets du 21 Juin 1957 ne peuvent tendre à la création d’une collectivité nouvelle et à l’abandon par le Soudan d’une portion quelconque de son Territoire.
Une seconde erreur – qui ne serait d’ailleurs qu’un moyen au service de la première – consisterait à faire naître des rivalités entre les différents éléments ethniques de nos populations. Nous touchons là au problème de la délimitation définitive de la zone de l’Organisation Commune des Régions Sahariennes. Le Territoire que j’ai l’honneur de représenter tient essentiellement à connaître, sur ce point, les intentions du Gouvernement.
En effet, certain projet dont nous avons été instruits a éveillé au Soudan une légitime émotion. Il tendrait à inclure dans la zone de recherche et d’exploitation uniquement les territoires habités par les populations nomades et à en exclure systématiquement toutes les populations sédentaires, quel que soit l’emplacement de leurs villages.
Une telle éventualité nous parait inacceptable. Car nous ne saurions, en aucun cas, admettre que les limites de la zone ou s’exercera l’influence de l’Organisation Commune, dont les habitants bénéficieront ultérieurement…Le tracé devra être étudié, le Soudan y attache le plus grand prix, compte tenu essentiellement de la topographie des lieux, de la nature des terrains et des espérances qu’ils renferment.
Nomades à peau blanche, sédentaires de race noire, Soudanais les uns et les autres, doivent indifféremment être appelés, en tant que tels, à bénéficier des avantages que pourra éventuellement procurer l’inclusion dans le périmètre de l’Organisation Commune. S’il en était autrement, le Soudan verrait se diviser des populations, qui, jusqu’ici, ont toujours vécu en commun. Cette division ne pourrait qu’être préjudiciable aux intérêts de tous et risquerait d’amener des troubles là où il n’y avait que paix et fraternité…
Et pourtant, malgré ce danger évident, une campagne d’agitation malsaine est depuis quelques temps menée, en vue de provoquer une rupture entre sédentaires et nomades originaires des régions comprises dans la Boucle du Niger. Manifestement soumis à une influence contraire aux intérêts soudanais, guidé aussi très certainement par l’ambition de jouer un rôle, quel qu’il soit, auprès des populations nomades, le champion de cette mauvaise cause ne se soucie pas des conséquences de son activité.
Nous savons qu’une démarche a été effectuée auprès des autorités métropolitaines, en vue de provoquer un regroupement à base raciale, lequel étalement conduirait à l’amputation du Territoire d’une région qui serait ultérieurement rattachée aux régions nomades du Niger et de la Mauritanie, pour être finalement orientée, politiquement, vers les pays arabes, et nous craignons que cette propagande ait trouvé audience auprès des hautes personnalités contactées en vue d’une action en ce sens.
Malgré le peu de sérieux de cette tentative, faite par un individu ne représentant que lui-même, une inquiétude est née au cœur des nomades, qui, mal informés, redoutent les conséquences des changements auxquels ils assistent et qui leur sont présentés comme une atteinte à leur liberté et un dommage à leurs intérêts futurs. Le Conseil de Gouvernement du Soudan considère comme une marque d’hostilité à son égard tout appui apporté en vue de soutenir une telle politique.
Nous de devons pas laisser cette situation s’aggraver, et si nous voulons éviter l’établissement d’un état d’anarchie au Nord Soudan, la recherche à l’extérieur par les nomades de solutions à leurs problèmes, l’intervention d’appuis étrangers, toutes mesures également préjudiciables à l’ordre intérieur, il est urgent de faire cesser cette propagande, qui dessert à la foi les intérêts des nomades, des sédentaires, du territoire soudanais et de l’Organisation Commune des Régions Sahariennes, car on ne saurait construire rien de sérieux, rien de durable, dans une telle atmosphère d’agitation et de mécontentement.
Il est bien certain que les intérêts des populations nomades sont les mêmes que les intérêts des populations sédentaires et toutes les collectivités sont déficitaires lorsque la paix est troublée. Enfin, le Soudan s’interroge sur l’esprit qui a présidé au choix et à la désignation, par le Ministère, de certains titulaires d’emplois civils dans l’Administration de l’Organisation Commune, car nous savons, bien qu’elles n’aient pas encore été rendues officielles, que des nominations sont déjà effectives.
Nous considérons que ces désignations auraient dû être soumises à l’accord préalable de l’Administration Soudanaise, afin de bien préciser au départ les limites des attributions confiées à ces divers personnels, écartant ainsi tout sujet ultérieur de conflit de compétence. Le Soudan, nous le rappelons, et nous tenons à insister sur ce rappel, s’est depuis longtemps prononcé, sans arrière pensée, en faveur des dispositions économiques du Traité, dont il entrevoit les répercussions heureuses pour l’ensemble de sa population et de son Territoire, si les décrets d’application promulgués par le Ministère sont clairs, nets et précis et ne sont, par conséquent, susceptibles d’aucune interprétation équivoque.
C’est ainsi que l’Assemblée Territoriale et le Conseil de Gouvernement Soudanais ont désigné en temps voulu les deux délégués qui participent aujourd’hui aux travaux de la Haute-Commission, pour bien marquer leur adhésion à l’économie du projet.
Mais, pour les diverses raisons que nous avons souligné plus haut, considérant que l’indépendance politique et l’intégrité de notre Territoire ne sent pas suffisamment protégés par les textes édictés – jusqu’à ce jour, le Soudan tient à … pour renforcer le caractère d’organisme de coopération de l’Organisation Commune des Régions Sahariennes, associer les Territoires à l’établissement des programmes d’équipement et d’infrastructure, afin de leur permettre de les coordonner avec leurs programmes propres, affirmer le caractère d’égalité absolue entre tous les pays et territoires membres de l’Organisation et créer un climat politique sain, dissipant enfin tous les malentendus.
Il est possible.que le Gouvernement ait la faculté de nous imposer cet organisme dans son contexte actuel. Mais ce qui est certain, Monsieur le Ministre, mes chers collègues, c’est que l’adhésion franche, totale, enthousiaste, des populations de notre Territoire, nécessaire à la sécurité des capitaux investis, ne peut être obtenue que dans la mesure où les conditions que je viens de vous exposer sont remplies.
Ce sont dés questions qui ne peuvent être éludées et sur lesquelles la Haute-Commission doit nécessairement se prononcer. Voilà, Monsieur le Ministre, les écueils que je tenais à vous signaler. Vous êtes attelée une grande œuvre, que vous devez mener à bien.
Le Sahara, ce n’est pas seulement un réceptacle de trésors souterrains, dans lequel la Métropole pourrait puiser pour son plus grand profit. C’est encore moins une monnaie d’échange dans une quelconque négociation avec des pays voisins ou avec quelqu’une des grandes puissances qui se disputent le Monde. C’est un espoir miraculeux pour l’Afrique Française toute entière de voir se réaliser des rêves qui jusqu’ici n’étaient que des chimères.
Au Sud du Sahara ont vécu jusqu’à présent, dans le plus complet dénuement, des régions pourtant peuplées et pourvues d’une eau qui aurait pu être pour elles une source de prospérité. C’est le cas en particulier des Territoires de la Boucle du Niger. Pour se développer, ces régions ont besoin de recevoir, à des prix raisonnables, des produits lourds: ciment, fer, engrais, carburants, …
Hier, il était impossible de résoudre ces problèmes dans leur ensemble, faute de ressources énergétiques. Aujourd’hui, ces ressources énergétiques ont fait leur apparition. Près d’In Salah il y a du gaz naturel, et peut être du pétrole. Près d’In Salah, c’est-à-dire plus près du Niger et du Soudan que de la Côte Méditerranéenne. Sans parler, bien entendu, des ressources hypothétiques offertes par les immensités qui, dans le Sud du Sahara, n’ont pas encore été prospectées.
La combinaison de ces richesses énergétiques avec les ressources sahariennes en eau, en charbon, en minerais divers, permet d’envisager la production sur place des produits lourds de base. Ce ne sont là, bien sûr, que des espoirs lointains. Pour les réaliser, le concours de tous sera nécessaire.
Responsables politiques de la Métropole et des territoires, techniciens, financiers, ingénieurs et jusqu’au plus humble manœuvre africain, chacun devra avoir conscience de travailler pour le profit commun. C’est ainsi que tous prendront conscience de leur appartenance à la grande communauté franco-africaine.
Cet état d’esprit, Monsieur le Ministre, c’est à vous, c’est au Gouvernement de la République, c’est à la Haute-Commission de l’Organisation Commune des Régions Sahariennes qu’il appartient de le créer, en associant nos Territoires aux responsabilités et aux succès de cette entreprise. Vous pouvez être assuré de notre franche et loyale collaboration.