Le Ministre Younouss Hameye Dicko a pris sa plus belle plume pour faire la leçon au Professeur. Il le fait dans son style, qui ne facilite pas la discussion, qui ne cherche qu’à faire valoir son auteur: trop d’allusions équivoques, trop d’insinuations, trop de sauts du coq à l’âne, et pour terminer des injures…
Ce style est celui des discussions à bâtons rompus dans les grins, ces joutes oratoires qui distraient les participants et leur permettent éventuellement de parler de politique sans avoir à décider quoi que ce soit, à faire quoi que ce soit, à prendre quelque responsabilité que ce soit. Pourtant, je me dois de revenir sur certains points qu’il évoque.
De quel droit cet étranger vient-il se mêler de nos affaires et s’y emmêler, alors que nous connaissons nos problèmes bien mieux que lui? Oui, mais avant ça, le Ministre aurait pu se demander comment ces articles ont été publiés au Mali. Il se trouve que je ne suis pour rien dans le fait qu’un article publié dans un blog sur Mediapart –média électronique français payant et notoirement critique de la politique gouvernementale française – soit repris deux jours plus tard par un journal de Bamako.
Cela prouve simplement que certains intellectuels, à Bamako, sont à l’affût de ce qui s’écrit sur le Mali à l’extérieur. Le Ministre n’en est pas, il se contente de lire la presse malienne. Le second article n’y a été repris que dans une version tronquée, sans explication et sans que les lecteurs en soient avertis.
Mon objectif par ces articles est de m’adresser à mes compatriotes, malgré le fait que la situation au Mali n’intéresse plus guère la presse française. M’adresser à mes compatriotes, donc, parce que je regrette que, après une décision opportune, rapide et bienvenue de voler au secours du Mali, ils n’aient plus su – et ne savent toujours pas – comment se comporter pour aider ce pays ami à sortir d’une crise gravissime.
En effet, chacun admet que les armes ne peuvent faire qu’une partie du travail: l’essentiel de la reconstruction du Mali ne peut résulter que d’une négociation politique entre Maliens. Pendant de longs mois j’ai estimé que c’était aux Maliens, instruits des échecs des précédents accords, de faire valoir un point de vue de bon sens auprès de la médiation: le nouvel accord devrait être, dans son contenu, très différent des précédents.
Si je me suis décidé à m’exprimer début avril, c’est qu’il faut se rendre à l’évidence: l’accord d’Alger ne résoudra rien, au contraire il contient les germes de nouveaux drames! Il faut donc envisager dès maintenant une autre tentative toute différente: et les partenaires du Mali, dont la France, doivent le comprendre et se préparer immédiatement à y jouer un certain rôle, ne serait-ce qu’en facilitant enfin, et par tous les moyens disponibles, un dialogue direct inter-malien.
Cela étant dit, le Ministre Younouss Hameye Dicko n’est pas très bien informé non plus des évènements auxquels il a lui-même assisté. Il était dans la salle de l’Institut Français le 25 février dernier, pour la présentation de notre livre sur «Le Mali contemporain» et je dois donc lui rappeler rapidement: - Que nous avons expliqué à l’auditoire l’impossibilité dans laquelle nous nous sommes trouvés de diffuser largement ce livre avant ce débat, du fait d’un problème rencontré par l’imprimeur algérien avec lequel les éditions Tombouctou avaient traité; - Que nous avons signalé explicitement que ce livre ne porte pas sur la crise: les travaux dont il rend compte ont été définis en 2007, à l’issue d’un colloque réunissant une majorité de chercheurs maliens et un petit nombre de chercheurs étrangers (européens ou africains non maliens); aucun thème retenu lors de ce colloque ne concernait directement le Nord du Mali, c’est un fait; et ces travaux ont été réalisés entre 2008 et 2011; - Que si un co-auteur du livre a employé l’expression «soluble dans le Mali», il ne me revenait pas, quoique je sois l’un des trois co-directeurs de la publication, de l’interpréter ou de le corriger; c’est à lui directement que le Ministre aurait dû s’adresser s’il l’avait réellement souhaité.
Mais ce livre a effectivement fourni, notamment par les contributions des vingt co-auteurs maliens, beaucoup d’éléments à ma propre réflexion sur les problèmes actuels du Mali. Par exemple, il contient des descriptions très précises de ce qu’est la réalité de la décentralisation au Mali: il montre notamment que la tutelle de l’administration centrale sur l’éducation est aujourd’hui réduite à néant; il montre ce que la décentralisation a apporté (après l’échec des marchés ruraux de bois et de la gestion des massifs forestiers par les communes) en matière de gestion du domaine foncier, à savoir sa dilapidation par les élus et les familles fondatrices; il montre ce qu’est la vie politique dans les communes, et comment elle est perçue par les jeunes; il montre la rancœur des trentenaires à l’égard de la génération qui a détruit le système éducatif du Mali.
Par là ce livre permet à ceux qui ne connaissent pas bien les réalités du terrain – car au Mali tout de même beaucoup savent, sans avoir le courage de dire, et d’en tirer les conséquences – de porter une appréciation sur les risques de certaines dispositions institutionnelles de l’accord d’Alger.
Sur certains points, ce livre ne vient qu’en complément de travaux antérieurs: le Ministre Younouss Hameye Dicko rappelle un débat de 2004 sur la situation de l’enseignement supérieur et de la recherche au Mali. Ce jour-là, avec feu Bréhima Kassibo et le Professeur Hamidou Magassa, nous avions tiré la sonnette d’alarme en présentant un document inédit. Il ne s’agissait pas d’un «coup de gueule» comme il l’écrit pour amuser ses lecteurs.
Il s’agissait de dire: «si le Mali veut rester le manœuvre de l’Afrique, tout va très bien dans l’éducation; mais si le Mali veut si peu que ce soit avancer sur le chemin du développement, alors il faudrait tout changer dans l’éducation ». Mais rien n’a été fait depuis dix ans sur ce dossier essentiel. Le Ministre n’en veut pas trop parler puisqu’il a lui-même été Directeur National des Enseignements Supérieur et de la Recherche Scientifique (DNESRS), et aussi Ministre des Enseignements Secondaire, Supérieur et de la Recherche Scientifique.
La ruine du système éducatif du Mali n’a fait que se confirmer. Récemment j’ai largement diffusé l’évaluation Bèèkunko, et j’ai participé à la conférence nationale sur l’avenir de l’enseignement supérieur au Mali: je suis prêt à publier la communication que j’y ai faite.
Sur la question de la décentralisation, nous pouvons aussi utiliser ce que nous avons tous constaté lors des Etats généraux de la décentralisation en octobre 2013. J’y ai été invité en raison des réserves que j’avais déjà émises, quelques mois plus tôt, à Paris, en présence de M. Boubacar Bah, sur la réalité de la décentralisation. Si je n’ai pas assisté aux réunions qui ont été organisées sur ce thème dans les régions, je garde des Etats généraux le souvenir d’une assemblée où chacun a pu s’exprimer, oui, chacun, et librement, et ce n’était pas rien après tant de mois de peurs tenaces. Mais le débat n’a mené à rien, faute pour la présidence, confiée à un ministre soucieux de se taire, de le faire progresser; le rapport de cette concertation témoigne d’ailleurs de l’absence de toute conclusion constructive.
Des idées comme la création de nouvelles régions, l’élection des présidents des régions ou la participation des autorités traditionnelles, par exemple, ont été évoquées, les uns plaidant dans un sens, les autres dans le sens contraire, sans approfondissement aucun ni des modalités, ni des conséquences, ni de l’objectif politique; or, comme on dit, «le diable se loge dans les détails». Le Ministre pourrait, quant à lui, puiser dans son histoire personnelle pour s’interroger sur la responsabilité de sa génération dans la situation actuelle du Mali. Une notice biographique si non inspirée par lui du moins autorisée – dans le cas contraire il aurait répliqué – indique qu’il a été «pris» par l’école des Blancs, qu’il a réussi au certificat d’études primaires «contre son propre souhait et malgré les gris-gris de tous les marabouts de sa famille», puis au concours des bourses, avant que ne s’ouvrent à lui, après quelques péripéties au moment de l’indépendance du Mali, les portes de Terrasson de Fougères, puis de la Faculté des sciences de Rabat, puis de celle de Montpellier, où il a passé de nombreux diplômes.
Qu’a fait sa génération, qu’a-t-il fait lui-même, qui a eu de hautes fonctions ministérielles, pour qu’un tel parcours ne soit plus accessible aux enfants du Mali, alors qu’il le reste à des enfants du Burkina Faso ou du Sénégal ou du Cameroun? Evidemment, il est toujours désagréable de voir un étranger se mêler de ce qui ne le regarde pas. Cependant, ce qui est advenu de mon texte fait que j’aurai tenu exactement le même langage aux Maliens, chez qui j’ai vécu treize années, et à mes compatriotes: je ne pouvais pas souhaiter mieux. Tout en respectant les personnes élues en 2012 en France et en 2013 au Mali, je n’hésite pas à dire, que, à mon point de vue, le Gouvernement français n’a pas eu – et n’a toujours pas – de stratégie politique dans cette affaire, et que le Gouvernement du Mali s’est contenté de rappeler des principes très généraux (unité nationale, intégrité territoriale, Etat laïc et républicain…) en voulant croire que les mots «approfondissement de la décentralisation» ou «régionalisation» résoudraient tous les problèmes.
Donner un point de vue sur leurs actions n’est pas manquer de respect aux personnes, sinon il n’y aurait aucun débat, ni politique, ni scientifique, ni familial, ni amical. Pourtant, du côté du Mali comme du côté de la France, on était en mesure de faire un bilan sérieux des causes de la crise et en mesure d’orienter la négociation sur les solutions à y apporter: cela n’a pas été fait, il faut bien le reconnaître, et aujourd’hui le regretter sérieusement. C’est pourquoi il faut oublier Alger et passer aux choses sérieuses.
Le Ministre veut faire croire que je suis obsédé par l’élection des présidents de région au suffrage universel, et que je m’égare lorsque je parle des ressources des régions, de leur police, de leur capacité à traiter avec des bailleurs étrangers: pouvoir politique, pouvoir économique, pouvoir de police si ce n’est de défense, le Ministre ne voit-il donc pas que cela fait un système où chaque élément renforce les autres? Je ne parle pas de «scandale», le Ministre emploie le terme pour montrer ses talents de bateleur, je cite des faits incontestables et graves, des pouvoirs inscrits dans l’accord d’Alger.
Enfin, il n’est pas juste de me reprocher de n’avoir «fait aucune proposition à inscrire dans l’accord». Dans le second article, publié le 27 avril, toujours sur le site de Médiapart, je donne une liste des thèmes dont, selon moi, dépend le retour à la paix durable dans un Mali à nouveau capable de proposer à sa jeunesse un avenir à construire ensemble. Il n’est pas de mon fait que seules les deux premières parties de cet article aient été reprises par Le Républicain. Mais l’une des parties manquantes s’intitule «répartir les rôles» et l’autre «en venir aux choses sérieuses».
Répartir les rôles, c’est définir quel pourrait être le rôle des étrangers, et notamment de la France: rôle minimal, mais essentiel; essentiel en matière de sécurité, chacun le sait; essentiel aussi en matière d’accompagnement. En venir aux choses sérieuses, ce serait discuter à fond de questions telles que les suivantes:
- Comment affronter la complète conversion des services publics du Mali (justice, eaux et forêts, douane, enseignement, santé, police, gendarmerie, armée, domaines, urbanisme…) en autant d’institutions vouées à procurer des revenus illicites à leurs agents, par concussion, corruption et trafic d’influence? - Comment affronter le naufrage de l’éducation, qui laisse la population dans son ensemble – et tout spécialement la population jeune – incapable de comprendre son environnement, incapable de trouver du travail, incapable de participer activement à la vie politique, et plus soucieuse de recevoir et d’appliquer des directives que de se déterminer par elle-même?
- Comment faire fonctionner une représentation politique décentralisée et ses institutions pour remplacer les actuelles copies locales des institutions nationales sclérosées et à bout de souffle, de telle sorte qu’enfin la population et les élus expérimentent ce qu’est décider et exercer sa responsabilité dans le pouvoir? Comment organiser la redistribution de la richesse produite entre les régions en tenant compte de leurs potentialités, qui sont inégales?
- Comment faire face par un nouveau projet national au rôle pris par la religion comme seule idéologie capable de promettre un monde meilleur, ici-bas et dans l’au-delà, après l’échec de la construction de la Nation par la démocratisation et la décentralisation, et l’échec de l’espoir d’un développement économique partagé?
Quant au Ministre donneur de leçon, il en vient à proférer la phrase: «un faux ami, sans vergogne, s’amène avec un article copié-collé pour se mettre en vedette dans nos médias et en travers de la paix, pour empêcher notre nation de réaliser ses objectifs».
Voilà en effet comment se termine la leçon du Ministre, lorsqu’il se rend compte par lui-même qu’il est à bout d’arguments et qu’il ne lui reste qu’à emboucher la trompette de la majorité. Un peu de retenue eut certainement été de rigueur entre membres de l’Ordre National du Mali. Mais, puisque rien ne le retient, il faut bien voir que c’est le Ministre, hélas, qui portera désormais au front la honte d’avoir proféré ces paroles venimeuses, qui résument toute sa contribution.
A une telle injure je ne répondrai pas, mais je suis assez sûr de mes sentiments et de mes engagements à l’égard du Mali pour savoir, pitoyable ministre, que je ne vous pardonnerai jamais ces mots!
Professeur Joseph Brunet-Jailly