Fléau à grande échelle, le phénomène d’accaparement des terres continue de mobiliser la société civile malienne. S’il n’est pas combattu à temps et avec les décisions et réformes courageuses qu’il faut, c’est une bombe dont le pays aura du mal à gérer l’explosion imminente !
«La situation du foncier au Mali est grave. Si rien n’est urgemment fait, il faut craindre que le pays ne soit pas face à une bombe à fragmentation. Il faut assainir le domaine foncier sur toute l’étendue du territoire» ! Cette alerte est du Médiateur de la République, M. Baba Akhib Haïdara. Il l’a exprimée lors d’une conférence de presse qu’il a donnée le juin 2014.
«Les litiges en matière foncière ne cessent de gagner en ampleur et en gravité, créant des situations potentiellement dangereuses pour la paix sociale et les rapports de bon voisinage entre les citoyens», avait-il averti lors de la remise de son rapport au président de la République le 29 mai 2014. «L’impatience et la colère de certains acteurs sociaux, œuvrant dans ce domaine, ne sont pas à l’abri de manipulations psychologiques, peut-être malintentionnées, qui les conduisent quelquefois à des manifestations publiques intempestives», avait-il précisé. De toute évidence, la spéculation foncière est une poudrière, sans doute la plus grave menace pour la stabilité sociopolitique du Mali dans les années à venir.
Au Mali, sur les 347 dossiers traités par le Médiateur de la République entre 2012 et 2013, les litiges fonciers se taillent la part de lion. En effet, comme par le passé, les réclamations ont majoritairement porté sur les affaires foncières. «Les frustrations et la colère que génèrent la mal gouvernance du foncier dans notre pays sont plus que potentiellement dangereuses pour la paix sociale… Elles sont déjà explosives», avait reconnu le président Ibrahim Boubacar Kéita en recevant le rapport 2012-2013 du Médiateur de la République. Effectivement, les tribunaux ont du mal à faire face aux plaintes des citoyens parce que les dossiers sont nombreux et s’entassent de jour en jour. Comme le dénonçait récemment un confrère, des sociétés immobilières sans foi ni loi, des hommes d’affaires véreux font leur beurre grâce à des transactions foncières douteuses. L’État malien est décidé à mettre de l’ordre dans ce secteur et annonce la couleur : les opérations d’annulation de titres frauduleusement acquis vont se poursuivre et les coupables punis, assure le ministre des Domaines de l’État et des Affaires foncières, Me Mohamed Ali Bathily.
Des paysans privés de terres au profit des multinationales
Au Mali, un pays quasiment désertique, la plupart des terres cultivables sont regroupées dans le Delta central du fleuve Niger et la gestion confiée à l’Office du Niger, un établissement public. Des surfaces aux énormes potentialités très convoitées par les riches hommes d’affaires du pays et aussi par des multinationales, des organisations comme l’UEMOA et même des États. La Libye, avant la chute de Mouammar Kadhafi, a par exemple investi au Mali dans la zone de l’Office du Niger dans un projet de production de riz appelé Malibya. Et cela avec pour objectif affiché, d’assurer sa propre sécurité alimentaire. Malibya a un projet d’aménagement de 100.000 hectares. Et «des élites locales profitent du laxisme et des largesses que leur accordent les autorités nationales, ne sont pas en reste», ne cessent de dénoncer des ONG. «L’Office du Niger n’a plus de politique de gestion des terres», déplorait, il y a quelques années, M. Oumar Mariko, député de la Solidarité africaine pour le développement et l’intégration (SADI) à l’Assemblée nationale. Il était dans l’opposition parlementaire à l’époque avant de rejoindre la mouvance présidentielle pour cette nouvelle législature. L’élu à Kolondiéba (sud du Mali), il est l’un des premiers leaders à dénoncer ces cessions de terres dans des conditions jugées opaques. «On assiste à l’abandon de notre souveraineté au profit d’opérateurs exerçant leur principale activité hors du secteur agricole», avait-il dénoncé lors d’une conférence de presse sur la spéculation foncière.
Dans un «Mémorandum» sur la cession des terres de l’Office du Niger aux investisseurs privés étrangers et nationaux, le Parti pour la renaissance nationale (PARENA, opposition) affirmait aussi, il y a deux à trois ans, que 472.000 hectares ont été cédés à des étrangers et plus de 233.000 à des privés maliens. Et cela sans «aucune assurance, à ce jour, que cette politique de cession de terres agricoles permettra d’atteindre l’autosuffisance alimentaire… Une telle politique suscite de profondes inquiétudes des populations installées dans cette région dont certaines risquent d’être chassées des terres qu’elles exploitent depuis plusieurs générations», déplorait le Mémorandum du «Bélier Blanc» (PARENA).
Mais, pour la Direction de l’Office du Niger, «il n’y a jamais eu de cession de terres, jamais. Les terres de l’Office du Niger appartiennent à l’État. Les exploitants y sont installés sur la base d’un bail, variable selon la taille de l’exploitation. Il n’est donc pas question de céder des terres à des nantis au détriment des paysans. En août 2010, par exemple, des baux attribuant 228.796 hectares à diverses personnes ont été résiliés pour non respect de la loi». Ce qui amène des organisations de défense des paysans a exigé que, pour plus de transparence, «il serait utile que la direction de l’Office publie alors la liste des bénéficiaires de terres, et la nature des documents signés entre eux et l’État».
Le scandale foncier prend aussi la forme d’expropriation, dont Yaya Konaré est une victime. Paysan à Yélékébougou, à une trentaine de kilomètres de Bamako, il a été exproprié de son champ en mai 2010 lorsque ses terres ont été attribuées par l’État à la COVEC, une entreprise chinoise chargée des grands travaux réalisés dans la capitale. «Dès qu’elle est arrivée, l’entreprise a coupé tous les pieds de karité de mon champ. Aujourd’hui, on n’y voit plus que des machines qui concassent des pierres. Cela faisait des décennies que je cultivais ce champ, et mes arrière-grands-parents travaillaient déjà sur ces terres. Je cultivais des haricots, du mil, du sorgho ou du maïs. C’est de ça que je vivais», témoignait-il lors d’une manifestation contre la spoliation foncière. «J’ai pensé à mes cultures et à tout ce que je n’allais pas pouvoir récolter. Ils m’ont dit qu’ils me paieraient le prix de mes récoltes pendant une année, mais ils ne l’ont pas fait. Pendant un an, je n’ai rien pu cultiver. Ensuite, c’est grâce à la solidarité des habitants du village voisin que j’ai pu nourrir ma famille», a-t-il témoigné.
Des paysans déterminés à défendre leur Trésor
Finalement, grâce à l’Union des associations et des coordinations d’association pour le développement et la défense des droits des démunis (UACDDDD), il est parvenu à un accord (signé en juin 2011) avec les autorités et COVEC, l’entreprise a fini par verser à Yaya Konaré un dédommagement. Elle ne pourra travailler sur son champ que pendant cinq ans. Mais, le mal n’est-il pas déjà fait ? Dans quel état ce paysan va récupérer son champ à la fin de ce bail forcé ? Que pourra-t-il y cultiver pour nourrir au moins sa famille ? Rien n’est moins sûr vu l’exploitation qui en est faite. Certaines ONG et organisations internationales jugent qu’il est regrettable que le gouvernement malien ne privilégie pas ses paysans et ne valorise pas le travail humain, sans doute «sa ressource la plus importante». Ceci est d’autant plus dommageable que la souveraineté alimentaire est inscrite dans la constitution du Mali. Disposer des terres pour nourrir sa propre population constitue de ce fait un préalable nécessaire. Or «on se trouve dans une situation extrêmement paradoxale : d’un côté, on affiche la souveraineté alimentaire dans la constitution, de l’autre, on alloue quantité de terres sans informer les populations. C’est scandaleux…», déplore M. Valentin Beauval, agriculteur retraité, agronome et membre d’Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières, AVSF) dans un entretien accordé à la revue de la Mission Agrobiosciences (MAA).
Il est donc temps que les autorités maliennes prennent réellement conscience de ce que des observateurs qualifient déjà de «bombe à fragmentations» dont la moindre étincelle peut faire «exploser» à tout moment et déstabiliser le pays. En effet, «en privant les ruraux de terres, on les prive d’avenir», s’offusque M. Beauval. Et il est clair que des explosions sociales constituent le premier risque de la spéculation foncière sous forme de bradage ou d’expropriations. Dans un pays comme le Mali, «il y a un tel lien entre la terre et la culture que cette dépossession va entraîner des rancœurs et, à terme, des violences», souligne un sociologue. Comment alors moraliser et réguler cette course effrénée à l’acquisition facile de terres dans les pays pauvres ? La communauté internationale doit «adopter au plus vite des standards internationaux contraignants sur la gestion des ressources naturelles», recommande Oxfam, une ONG britannique.
Une brigade foncière pour assainir
Mais, pour le Médiateur de la République au Mali, il faudra confier «à une véritable brigade foncière une mission spéciale d’assainissement sur le terrain et sur toute l’étendue du territoire national, tant la situation qui prévaut me paraît nécessiter des mesures de rectification vigoureuses et urgentes». «Le gouvernement travaillera aussi à élaborer un cadastre crédible de manière à réduire au minimum les risques de contestations et de conflits autour de la propriété foncière», avait promis le président IBK au Médiateur.
Soutenues par des ONG internationales, les organisations paysannes sont en tout cas déterminées à ne plus se laisser faire. Elles ne veulent plus être toujours spoliées de leurs sources de vie et de revenus sans réagir. «Nous allons nous battre pour être sûr que la terre va continuer à appartenir aux paysans. On ne veut pas devenir des manœuvres pour des riches qui vont nous exploiter. C’est à l’État malien de nous protéger», se défendait récemment Drissa Traoré, un des dirigeants de l’Association des organisations professionnelles paysannes du Mali (AOPP). Un message sans doute aujourd’hui bien compris par les pouvoirs publics qui semblent prendre conscience de la menace avec les récentes actions engagées par le ministre des Domaines de l’État et des Affaires foncières.
Moussa BOLLY
Un fléau à l’échelle nationale
Malheureusement, la spéculation des terres agricoles dépasse le seul cadre du Delta central du fleuve Niger, pour s’étendre à l’ensemble du territoire malien. «Aujourd’hui, toutes les terres arables du pays sont concernées», déplore Massa Koné, secrétaire général de l’Union des associations et des coordinations d’association pour le développement et la défense des droits des démunis (UACDDDD). Ainsi, «il n’y a presque plus de terres cultivables dans notre zone. Les notabilités et les maires ont tout vendu aux riches», déplore Siaka Samaké, un cadre originaire de Dialakoroba (près de 50 km de Bamako). «Je ne sais pas, dans dix à vingt ans, comment les gens vont vivre dans nos villages parce qu’il n’y aura plus de terres pour cultiver. Tout a été vendu à des riches opérateurs économiques dans des conditions obscures», déplore-t-il. C’est toute la région naturelle du Mandé qui est également exposée à cette menace de nos jours. Nous avons personnellement fait le constat de Sénou (banlieue de la capitale) à Baala (commune de Sanankoroba), on ne voit désormais que des propriétés privées généralement acquises à des prix modiques.
«Certains paysans mordent à l’appât du gain et vendent leurs terres agricoles à des prix vraiment dérisoires», souligne Broulaye Doumbia, un paysan local.
M.B