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International

La tribune : L’Afrique est sourde
au drame que vivent ses enfants
 en Méditerranée
Publié le mardi 16 juin 2015  |  Le Républicain




À la fin de la première semaine de juin, 4000 nouveaux
rescapés de la mer sont arrivés sur les côtes italiennes,
portant à 50000 le nombre de migrants
accueillis en Italie depuis le début de l’année. Une
semaine avant, le 29 mai, 4200 personnes parties de Libye
à bord de 22 embarcations différentes avaient été secourues
par le dispositif européen mis en place à cet effet. Tous les
aspirants à une vie meilleure en Europe n’ont pas eu cette
chance.

L’Organisation internationale pour les migrations (OIM)
évalue à 2000 le nombre de migrants morts ou disparus en
Méditerranée depuis janvier, mais estime qu’à ce rythme le
chiffre pourrait bientôt grimper à 30000. Un record
a été atteint en avril, quand plus de 800 migrants
partis des côtes libyennes ont péri avant d’atteindre
l’île italienne de Lampedusa, au sud de la Sicile.

Les statistiques établies par l’OIM indiquent
aussi que 79 % des décès en mer surviennent en
Méditerranée et que 86 % des migrants morts ou
disparus au fond de cette mer ont commencé leur
voyage en Afrique.

Cette « route méditerranéenne centrale » au
départ de la Libye est la plus fréquentée et, de
loin, la plus meurtrière. Les migrants sont majoritairement
originaires de pays dévastés par la
guerre, comme la Syrie et la Somalie, ou de pays
à régime dictatorial comme l’Érythrée. Plusieurs
milliers de ressortissants du Mali, du Niger, de
Gambie, du Sénégal, de Côte d’Ivoire, du Ghana
et du Nigeria figurent aussi parmi ceux qui, chaque année,
empruntent les chemins de l’émigration clandestine avant
d’échouer dans une Libye en proie au chaos. Ils y sont à la
merci de trafiquants d’êtres humains et de passeurs sans
scrupule que le président du gouvernement italien, Matteo
Renzi, n’a pas hésité à qualifier de « négriers du XXIe
siècle ».

Lorsqu’ils arrivent en Libye après un dangereux voyage à
travers le Sahara, ces jeunes Africains se mettent à la recherche
d’un emploi précaire dans l’espoir de réunir la somme nécessaire
pour payer la traversée vers l’Europe. Entrés irréguliè- 
rement en Libye, ils y séjournent sans papiers et sont des
cibles faciles pour les autorités et les milices locales. Selon
plusieurs témoignages, des centaines de migrants sont
détenus dans des prisons à Misrata, à Zintane et à Tripoli, où ils sont soumis à des traitements cruels, inhumains et dégradants. Plus de 1 100 personnes sont ainsi incarcérées au centre de détention de Misrata. Entassés les uns sur les autres, les migrants sont battus jusqu’au sang à l’aide de chaînes.
Ils sont plusieurs centaines à devoir utiliser les mêmes toilettes, selon le journaliste Tom Wescott, de l’agence onusienne
Irin, qui a pu interviewer des détenus et des gardiens de
prison. Des enfants de 10 à 14 ans sont enfermés dans les
mêmes cellules que les adultes. Ceux qui réussissent à éviter la case prison et qui ont
épargné assez d’argent pour payer la traversée (entre 500 et
2000 dollars selon le type d’embarcation, d’après Associated
Press), ou qui se sont fait envoyer de l’argent
par leurs frères ou leurs cousins installés en
France, en Italie ou en Espagne, sont pris en
charge par la mafia des passeurs.

Selon l’ONG Global Initiative Against
Transnational Organized Crime, le business
de l’immigration au départ de la Libye rapporte
chaque année 287 millions d’euros à ses organisateurs,
alors même qu’ils font prendre à
ces jeunes Africains des risques inouïs. Quand,
à la vue des embarcations, des candidats au
voyage hésitent à monter à bord, les passeurs
les y obligent et tirent parfois sur eux.
Les principaux pays africains dont les ressortissants
sont arrivés vivants en Italie en
2014 sont: l’Érythrée (34329 personnes, dont
6076 femmes et 4192 mineurs), le Mali (9938 personnes,
dont 27 femmes et 529 mineurs), le Nigeria (9000 personnes,
dont 1454 femmes et 557 mineurs), la Somalie (5756 personnes,
dont 1104 femmes et 1642 mineurs) – source: Emily
Maguire, Lucy Rodgers, Nassos Stylianou, John Walton, « The
Mediterranean’s deadly migrant routes », 22 avril 2015. Mais,
à côté de ces miraculés, combien d’hommes, de femmes et
d’enfants gisent au fond de la Méditerranée?
En avril, le nombre élevé de morts a suscité une immense
émotion internationale, notamment dans les pays de l’Union
européenne. Les ministres européens ont tenu une réunion
d’urgence le 20 avril, et les chefs d’État et de gouvernement
se sont réunis le 23 du même mois pour étudier les mesures
susceptibles de faire face à cette crise sans précédent.
versée. Outre le renforcement des dispositifs Frontex et
Triton, la multiplication des patrouilles navales auxquelles
participent les bateaux de plusieurs pays a permis de sauver
des milliers de vies humaines. Mais plusieurs dirigeants
européens ont aussi évoqué une possible option
militaire. La ministre italienne de la Défense,
Roberta Pinotti, a souhaité une assistance amé-
ricaine en drones pour repérer les canots, pirogues
et bateaux avant qu’ils ne transportent les
passagers, tandis que le Parti populaire, au
pouvoir en Espagne, a déclaré que couler les
bateaux avant leur départ pourrait être une
possibilité.
Cette option militaire suscite aujourd’hui
interrogations et inquiétudes. Mais quid de la
réponse africaine?
Certes, le président congolais, Denis Sassou
Nguesso, s’est ému le 21 avril, sur les ondes de
la radio Europe 1, de cette tragédie et a appelé
l’Union africaine à se réunir en urgence. Certes,
l’Ivoirien Alassane Dramane Ouattara a parlé, le 7 mai, d’une
« tragédie qui heurte la conscience universelle » et ordonné
le rapatriement de ses compatriotes « en situation de détresse »
en Libye. Et il est vrai que Nkosazana Dlamini-Zuma, la pré-
sidente de la Commission de l’Union africaine (UA), a rencontré
son homologue Jean-Claude Juncker à Bruxelles, le 22 avril.
Pour autant, il n’y a pas à ce jour de réponse africaine
appropriée. Pas de sommet extraordinaire des pays de l’UA,
comme lorsque dix-sept pays d’Asie se sont réunis, le 29 mai,
pour évoquer la situation des réfugiés Rohingyas. Il n’y a pas
eu non plus de réunion du Conseil de paix et de sécurité de
l’UA, pas de sommet de la Cedeao, pas de réunion
des pays de départ et de transit des migrants,
pas de concertation – ne serait-ce qu’au niveau
ministériel – des pays concernés. Il n’y a pas de
réponse coordonnée, ni des Africains entre eux,
ni des Africains et des Européens.

Le mercredi 27 mai, à son siège d’Addis Abeba,
l’Union africaine a rendu hommage aux
hommes et aux femmes disparus en
Méditerranée… dans une salle aux rangs très
clairsemés. La cérémonie a mobilisé très peu
de participants. Une poignée d’ambassadeurs
et de religieux ont écouté le discours d’Olawale
Maiyegun, le directeur des Affaires sociales de
la Commission. Le représentant de l’ONG Oxfam
dans la capitale éthiopienne, Désiré Assogbavi,
a déploré que « les Africains soient toujours
les derniers à réagir ». Cette cérémonie célébrée presque
en catimini, six semaines après l’un des plus grands drames
de la migration en Méditerranée, a montré l’indifférence de
l’Afrique vis-à-vis de la tragédie que vivent ses enfants. Elle
est un symbole aussi de cette Afrique dont la voix ne porte
plus. Une Afrique aphone et inerte.

Tiebilé Dramé, ancien ministre malien des Affaires étrangères
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