«Unis, sérieux, déterminés à suivre le chemin de la vérité, du courage, de l’effort collectif au service du bien commun, la CEDEAO et les autres puissances nous respecteront»
De grands spécialistes, notre Cheick Oumar Diarrah national en est un. Ancien diplomate, auteur de plusieurs ouvrages sur le Mali, nous l’avons rencontré. Sans détours, il dresse une ordonnance détaillée des médicaments qu’il faut pour le Mali. Notre pays est-il en faillite ou en crise ? Après un tableau de l’histoire récente du Mali, Cheick Oumar explique les défis actuels majeurs. Quelles sont les véritables causes et ses difficultés.
L’Inter de Bamako : Pourquoi la CEDEAO s’obstine-t-elle à imposer Dioncounda Traoré à la tête du pays ?
Cheick Oumar Diarrah : L’immixtion intempestive de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) dans les affaires intérieures du Mali est le signe évident de la faillite des élites dirigeantes de notre pays. Plus une classe politique est corrompue, plus elle perd tout crédit auprès du peuple et plus le pays devient la proie des puissances extérieures. Il y a un lien dialectique entre, d’une part, le degré de corruption de la classe politique et ; d’autre part, le niveau du rejet de celle-ci par le peuple et ; enfin, l’amplitude de la faiblesse diplomatique du pays. Ce qui se passe actuellement est le résultat de plusieurs décennies de mal-gouvernance structurelle.
En effet, à partir de 1968, on a assisté à l’effondrement de quatre institutions fondamentales qui sont au cœur du devenir de toute nation. Il s’agit de la Famille, de l’État, de l’École, de l’Armée.
- Premièrement, la famille ne remplit plus sa mission dans notre pays, c’est-à-dire l’éducation et la transmission des valeurs fondamentales de notre société. L’autorité parentale a disparu : les pères ne sont plus des modèles pour les enfants. On n’éduque plus les enfants. Ceux-ci sont laissés à eux-mêmes. Il en résulte le fait que l’individu d’aujourd’hui ne sait plus qui il est ; ce qui fait qu’il est désarmé face aux problèmes qu’il doit résoudre.
- Deuxièmement, à partir de 1968, on a assisté à une lente décomposition de l’appareil d’État sous l’effet combiné de plusieurs facteurs, à savoir :
a) la volonté systématique de destruction du nationalisme qui constitue le soubassement de toute construction étatique. Les Anglais disent : «Right or wrong, my Country» ; ce qui signifie, grosso modo, que mon pays ait raison ou tort, c’est mon pays d’abord.
b) Le processus de délitement de l’appareil d’État a été accéléré par deux phénomènes majeurs que sont, d’une part, l’institutionnalisation de la corruption par les dirigeants militaires qui se sont emparés du pouvoir en 1968 et ; d’autre part, l’application des programmes d’ajustement structurel à partir du début des années 1980 qui ont dépossédés l’État des attributs essentiels de définir et de conduire des politiques autonomes.
c) A partir de là, tout s’est accéléré : le système éducatif s’est effondré progressivement. Il est devenu ingérable du fait de la faiblesse des dirigeants politiques et syndicaux qui ont le plus souvent, instrumentalisés les crises pour servir leurs intérêts personnels. La crise persistante du système éducatif est avant tout l’une des conséquences majeures de la crise de la société malienne. Progressivement, nous avons pris l’habitude de ne plus être sérieux, de donner libre cours à nos bas instincts, de perdre de vue l’idée même de Nation.
La corruption s’est incrustée dans les moindres recoins de notre société et tout le monde s’en accommode tant que chacun peut en retirer le plus petit bénéfice. Tout est faux ; mais nous sommes tellement englués dans le quotidien, dans l’immédiateté, que nous ignorons même ce qui est vrai ou faux. Nous sommes engagés dans une course effrénée vers le néant, car on ne sait pas où on va. On n’imagine pas ce qu’il y a devant nous. Nous sommes impatients vis-à-vis de nous-mêmes et vis-à-vis des autres. Nous voulons tout, tout de suite, sans accomplir le moindre effort.
Plus globalement, les enseignants ont perdu le sens de leur mission. Aujourd’hui, ils empochent leurs salaires mais ils sont en grève dix mois sur douze ! Malgré cela, certains réalisent la prouesse d’accomplir des heures supplémentaires totalisant plus de 600 jours !
Les étudiants sont les complices et les victimes de l’effondrement. Le syndicalisme estudiantin est devenu une organisation de type maffieux qui permet aux leaders de s’enrichir sur le dos de la majorité des étudiants. La vie sur le campus est dominée par l’usage de la violence, des menaces permanentes contre les étudiants, les enseignants et les personnels administratifs.
Enfin, parce que les enseignants n’accomplissent pas correctement leur mission, on forme des néo-analphabètes, c’est-à-dire des gens qui savent lire et écrire mais qui ne savent pas raisonner et résoudre les multiples équations qui ponctuent la vie d’un individu et l’évolution de toute société humaine.
Quant à l’Armée, elle a été malmenée à partir de 1968 lorsque des officiers subalternes ont usurpé le pouvoir à la faveur du coup d’état du 19 novembre. Il s’agissait-là, à la fois, d’un coup d’Etat contre le régime de Modibo Keita, mais, également, d’un coup d’Etat contre la hiérarchie militaire. L’Armée est l’une des rares institutions humaines qui ne peut souffrir la moindre distorsion de la règle de la hiérarchie. Dès que vous remettez cela en cause, tout est fichu.
A partir de la décennie 1990, l’Armée a été fortement politisée par le régime d’Alpha Oumar Konaré qui a usé de la division, de la corruption pour imposer une hiérarchie à sa dévotion.
Quant à ATT, il a, tout simplement, pratiqué une gestion clanique de l’Armée dont tout le monde connaît aujourd’hui le résultat : la déroute de l’Armée face aux groupes rebelles et criminels coalisés entre janvier et avril 2012.
Aujourd’hui, le problème ce n’est pas la CEDEAO. Le problème, c’est nous-mêmes, Maliens. Sommes-nous capables de redevenir une Nation dotée d’un projet collectif pour notre pays et l’Afrique ? Sommes-nous capables d’être dignes de l’héritage, ô combien glorieux de nos ancêtres ? Nos ancêtres n’ont pas écrits les plus belles pages de ce Continent en refusant le combat, l’effort, la Vérité.
Il nous faut redevenir nous-mêmes, puiser dans le socle de notre histoire multiséculaire pour construire une nouvelle dynamique politique. Si nous sommes unis, sérieux, déterminés à suivre le Chemin de la Vérité, du Courage, de l’Effort collectif au service du Bien Commun, la CEDEAO et les autres puissances nous respecteront. Sans cela nous demeurerons une nation-proie où les allogènes continuerons à nous dicter leur volonté. Si nous n’étions pas faibles et divisés, le président du Burkina Faso n’aurait jamais osé déclarer qu’il n’y a pas de leaders au Mali. Peut-il oser dire qu’il n’y a pas de leader au Nigéria, en Afrique du Sud ?
La crise actuelle marque la fin d’un cycle, celle de nos errements collectifs et individuels ; mais le chemin pour sortir des profondeurs du gouffre dans lequel nous sommes plongés ne sera pas facile. Il nous faudra accomplir des efforts gigantesques, nous surpasser dans l’accomplissement des sacrifices énormes sans lesquels il n’y a pas de salut. Tous les politiciens qui disent : «il n’y a qu’à» ne sont que de minables apprentis-sorciers qui se trompent magistralement et qui ne sont d’aucune utilité pour le peuple malien. Pas de solution, sans sacrifices, sans efforts, sans Courage, sans le triomphe de la Vérité.
Quel a été l’usage de l’aide au développement par les cadres maliens depuis 20 ans ?
COD : c’est à partir de 1968 qu’on a assisté à l’institutionnalisation de la corruption au niveau de l’appareil d’État malien. Souvenez-vous des campagnes de moralisation de la vie publique initiées par Moussa Traoré qui affichait ainsi son impuissance face à l’amplitude de la corruption. Un jour, le général Moussa Traoré a dit avec candeur : «quand la tête est pourrie, le corps s’étiole», il ne pouvait pas mieux qualifier le système dont il était le chef.
Ainsi, à partir de 1968, les responsables politiques et administratifs sont devenus des prédateurs qui sucent le sang du peuple malien. Ce n’est pas seulement l’aide publique au développement qui est détournée et mal gérée, il y aussi les ressources propres générées par les productions nationales (coton, or etc.…). Il faut savoir que la filière coton a servi à enrichir une clique de bureaucrates qui a travaillé pour les régimes de l’UDPM et de l’ADEMA. Cette clique a servi de bailleurs de fonds pour ces régimes.
Le 26 mars 1991, il y a eu, tout simplement, un transfert de personnels entre l’UDPM (Union démocratique du peuple malien) et l’ADEMA et, souvent, les mêmes personnes étaient aux commandes sous les deux régimes. Le Clan dit CMDT, incarné par Boubacar Sada Sy existait avant la chute du général Moussa Traoré ; ces personnes occupaient des positions stratégiques sous le régime de l’UDPM qu’elles prétendaient avoir infiltré dans le cadre de ce qu’ils appelaient «l’entrisme», ce qui était un euphémisme pour masquer leur soumission servile à l’ancien dictateur dont le régime était honni par les Maliens. Le pillage des deniers publics s’est poursuivi et même accentué entre 1992 et 2012, période durant laquelle chacun des deux dirigeants a favorisé des opérateurs travaillant pour leur compte.
La prédation institutionnalisée au sein de l’appareil d’État fait que le Mali n’a pu tirer aucun bénéfice de ses avantages comparatifs. Ainsi, après avoir été le premier producteur de coton au cours des années 2000, la filière cotonnière s’est effondrée à cause de plusieurs facteurs combinés mais ; surtout et avant tout, à cause de la mauvaise gestion de la filière et de l’absence de vision économique chez les dirigeants qui ne savent pas ce que veut dire le mot économie.
Concernant l’or, six des sept grandes mines en activités actuellement seront épuisées en 2017 ; de sorte qu’à cette date, s’il n’y a pas de nouvelles découvertes, le Mali deviendra un ancien producteur d’or alors qu’il occupe présentement le troisième rang après l’Afrique du Sud et le Ghana.
Dans ces deux pays, les richesses nationales servent à financer l’élargissement de la base matérielle de l’économie, il existe une bonne gouvernance économique que les dirigeants sont obligés d’observer.
Au Mali, les prédateurs qui sont aux commandes du pays se contentent des miettes qu’on leur donne, ils ont passés le peuple malien par pertes et profits, seuls comptent leurs intérêts personnels.
Il est très facile de retracer le niveau des déperditions, des détournements de fonds publics. Il existe à cet égard, de nombreux rapports établis par les services de contrôle nationaux (Contrôle général des Services publics, Inspection des Finances, Inspection des Services de Santé, Vérificateur général, Inspection des Services diplomatiques et consulaires…). Ces Services ont fait un travail remarquable tout au long des décennies écoulées. Leur action pourra éventuellement compléter par un audit global de l’appareil d’État.
La décennie ATT a été marquée par la corruption la plus gigantesque de toute l’histoire des 43 dernières années. Lorsque l’on analyse les rapports d’inspection établis par les différents services de contrôle, on est sidéré par l’amplitude du pillage des deniers publics. Les matériaux existent pour mener une vaste entreprise d’assainissement des structures de notre appareil d’État. Il ne s’agit pas de mener des opérations cosmétiques de «lutte contre la corruption» qui ressemblent à une partie de pêche où «le filet attrape de petits poissons en laissant échapper les gros» pour reprendre la belle formule de feu l’Archevêque de Bamako, Monseigneur Luc Sangaré.
Le Mali sera contraint de mener une vaste campagne d’assainissement des structures de l’appareil d’État sinon il ne pourra pas aller de l’avant.
Pourquoi le CNRDRE ne peut-il choisir que des restaurateurs, des gens proches d’Alpha ou d’ATT pour diriger le Gouvernement ?
COD : Premièrement, le fait que ce soit le Comité national pour le redressement de la démocratie et la restauration de l’Etat (CNRDRE) qui choisisse les Premiers ministres signifie deux choses fondamentales à laquelle les Maliens devront trouver les réponses appropriées :
- d’une part, on est en présence d’un effondrement total de l’État ; d’autre part, la démocratie dite consensuelle a été le tombeau de toute la classe politique qui a dirigé le pays au cours des décennies écoulées. On est en face d’une situation extrêmement grave, l’État s’est effondré et il a entraîné dans son effondrement, à la fois, le Mali avec la partition du pays dont toute la partie septentrionale est occupée par des groupes terroristes et criminelles coalisés, l’Armée qui a subi une humiliante débâcle entre janvier et avril 2012 et qui se trouve dans un piteux état et la classe politique qui est désormais tétanisée parce qu’elle a perdu le pouvoir et qu’elle n’est plus en mesure d’offrir une alternative crédible pour le pays. C’est la Nation Malienne qui se trouve par terre actuellement.
- Deuxièmement, le CNRDRE a en face de lui des politiciens usés par la corruption. Pour son malheur, il souffre de trois handicaps majeurs: premier handicap et, c’est le plus grave, il ne dispose d’aucune vision stratégique pour traiter les problèmes du pays ; il est inexpérimentée en matière de gestion étatique.
Deuxième handicap : il est lui-même traversé par des convulsions majeures découlant de la nature hétéroclite des éléments qui le composent. Ce handicap se répercute sur la gestion du pays qui demeurera erratique tant qu’il n’y aura pas une stabilisation au niveau de cet organe. Cette stabilisation est improbable.
Troisième handicap : le CNRDRE ne connaît pas la classe politique, celle-ci est frivole, vénale et dépourvu de dessein pour le Mali. L’absence de vision stratégique pour le Mali, l’absence de stabilisation interne du CNRDRE lui-même et la méconnaissance de la classe politique font que le CNRDRE est prisonnier du système GMT-ADEMA-ATT combiné. Ceux qui ne sont pas membres de ce système n’ont pas de projet politique.
Leur discours se résume en des slogans creux déconnectés de la réalité nationale. Voilà : les défis sont là et ils sont incontournables : il s’agit,
- premièrement, de reconstruire un appareil d’État qui soit au service du Mali ;
- deuxièmement, de refonder un Nouveau Contrat Social qui unisse les Maliens et qui leur donne l’envie de se battre pour un projet collectif axé sur la renaissance de la Nation malienne ;
- troisièmement, de retrouver le sens de la dignité d’être Malien comme jadis, c’est-à-dire chérir la Vérité, avoir le sens de l’honneur, être capable de faire don de soi à la Patrie, être disponible pour l’Autre, accepter les différences car cela est une source d’enrichissement… Cela prendra le temps qu’il faudra, mais c’est la seule voie de salut pour le Mali.
Il faut désormais bannir les élucubrations puériles qui ne mèneront nulle part. Aux patriotes de se donner la main et d’agir avec détermination, abnégation et courage pour changer le Mali.