Il est parti, Malick Sidibé, l’homme qui avait connu plusieurs vies, pour rejoindre son aîné Seydou Keïta, dans le monde des immortels. Quel abondant héritage que celui qu’il aura laissé à la postérité !
C’est en 2010 que j’avais eu la belle occasion de rencontrer ce père de la photographie africaine. Je venais de voir le captivant film réalisé sur lui, sous le titre de Dolce Vita Africana, où il avait eu la générosité, comme toujours, de partager la vedette avec d’autres : Nani Touré, le légendaire butteur du Réal de Bamako dans les années 60, et bien sûr, des illustres inconnus que sont les jeunes dont son doigté magique avait capté les twist et les jerk sur les pistes de danse de Bamako. Le hasard avait fait qu’un de ses jeunes présentés dans le film soit un ami à moi : Moctar Touré, aujourd’hui haut fonctionnaire malien, l’homme par qui je devais passer pour atteindre l’affable et célèbre doyen à l’âme éternellement jeune. C’est ainsi qu’un après-midi de janvier 2010, guidé par Moctar, notre ami commun, je débarquais à son studio dans le quartier populeux de Bagadadji, avec 21 de mes étudiants américains. Sourires, bras largement ouverts, et salutations bruyantes ! C’était comme si Malick avait connu chacun de nous dans le passé. Nous étions arrivés chez nous, dans son modeste studio.
Nos échanges autour de ses nombreux albums étaient un moment unique autant pour moi, le Malien exilé, que pour les jeunes Américains de Carleton College, récemment débarqués au Mali, dans le cadre du séjour d’études de trois mois que j’organisais tous les deux ans pour mon université et dont le thème était l’histoire et la culture de mon pays natal. Nous avons éprouvé ce jour-là la vérité contenue dans l’adage anglais qui dit: “A picture is worth a thousand words.” En effet, chaque photo en disait des volumes sur cette période fiévreuse de ma propre jeunesse à Bamako, au lendemain du coup d’état militaire de 1968. Mes étudiants, eux, avaient tout d’un coup sous les yeux le spectacle de la société en effervescence que je m’étais évertué à leur décrire passablement, dans mes cours dispensés Outre-Atlantique.
Après avoir passé plus d’une heure à voyager dans le temps, Malick nous a dit que le moment était venu de passer devant sa caméra. Comme toujours, pour Malick, il s’agissait de capter tout simplement le moment de joie qui nous rassemblait cet après-midi-là. Telle était d’ailleurs le fondement de sa philosophie artistique. Et qui dit joie de vivre au Mali, dit “parenté à plaisanteries”, ou senankunya, cette convention sociale qui permet aux Maliens de différents noms claniques de se dénigrer mutuellement, de s’insulter les uns les autres, sans se fâcher, pour donner du plaisir et des moments d’hilarité aux autres qui regardent, comme dans un spectacle de Kotèba, le théâtre satirique traditionnel au Mali. Les Touré et les Keïta étant des cousins à plaisanteries, Moctar et moi, nous n’avions pas arrêté de nous taquiner toute l’après-midi.
C’est justement pour cela que Malick nous a choisis nous deux, pour passer les premiers sous les projecteurs, afin qu’il puisse fixer ce moment bien malien, où Moctar et moi, nous nous traitions l’un l’autre, “d’esclave” et de “mangeur de haricots”, au plaisir des étudiants, qui entrevoyaient déjà toute la joie que pendant trois mois, leurs noms de familles maliens (Traoré, Coulibaly, Haïdara, Diallo, etc.) allaient leur donner dans les rues de Bamako. C’était ensuite leur tour à eux de poser en groupe pour Malick, honneur qu’aucun de nous n’oubliera toute notre vie durant.
La dernière fois où j’ai vu Malick, c’était en juin 2015 lors de ma visite au Mali. Ne l’ayant pas trouvé au studio, j’étais passé chez lui à Magnambougou, car je devais lui remettre un exemplaire dédicacé du livre que mon amie, la professeure Tsitsi Jaji, avait écrit et dont la couverture reproduisait une de ses photos. Même malade et visiblement affecté par l’âge, il n’avait pas perdu son sourire. Très vite, des albums de photos sont sortis, que nous avons dû dépoussiérer pour pouvoir les parcourir. Ils ont bien raison ceux qui disent que le monde n’a encore vu qu’une infime partie des trésors accumulés par l’infatigable photographe.
Chemin faisant, Malick a même répondu en partie à une question qui me taraudait sur une des photos de Seydou Keïta, que nous avions incluse dans l’exposition de mon université en 2011. Il s’agit de la photo sur laquelle, un homme imposant et bien en chair tient sur son genou un petit bébé. Je voulais absolument savoir qui était ce personnage. Malick m’a dit que c’était un interprète bien connu de l’époque coloniale. Aussi ai-je pu comprendre pourquoi la corpulence du personnage tranche si fort avec la forme fluette des Soudanais de son époque. Oui, il était l’interprète du puissant commandant blanc et par conséquent, un personnage très influent lui-même, car il détenait la clé de la relation entre le colonisateur et le colonisé. J’ai eu immédiatement une pensée pieuse pour Wangrin de feu Amadou Hampaté Bâ. Quelle fabuleuse mine d’information Malick a été pour moi ce jour-là en parcourant ses photos! Même s’il était désireux de continuer à m’instruire ce jour-là, j’ai décidé de ne pas abuser de ses forces. Je lui ai dit au revoir, en me promettant de repasser avant la fin de mon séjour bamakois. Malheureusement, cette rencontre n’a pas eu lieu et j’ai dû quitter sans revoir celui que je considérais désormais comme un ami et un vieil oncle à Bamako.
On nous a dit qu’au Mali et dans la plupart des pays d’Afrique, la photographie faisait peur aux gens, car la pensée bamana, par exemple, l’assimile à un acte terrible: jà tà veut dire voler l’âme ou l’ombre de la personne photographiée. De là à faire du Mali la première capitale de la photographie en Afrique, nous devons tous une fière chandelle à Malick Sidibé, l’homme aux gestes rassurants et au sourire irrésistible, pour avoir convaincu des dizaines de milliers de gens de confier leur ombre à des mains noires tenant un petite boîte brillante qui émet une lumière éblouissante. Paix à l’âme de Malick Sidibé, de Seydou Keïta et à celle de leur aîné et prédécesseur à tous les deux, Youssouf Traoré dit Youssouf bolodjè, le pionnier inconnu de Bamako-Coura, à qui je dois personnellement deux superbes photos de jeunesse de mes propres parents.
Chérif Keita,
The William H. Laird Professor of French and the Liberal Arts, Documentary filmmaker, French and Francophone Studies Department
Carleton College 1, North College Street Northfield, Minnesota 55057(USA)