Une intervention militaire au Mali risque d'engendrer plus de problèmes qu'on ne l'imagine. Depuis que les rebelles islamistes et leurs alliés terroristes qui contrôlent la plus grande partie du nord du Mali se sont forgé une renommée internationale, ces derniers temps, en fouettant d’autres musulmans, qu’ils accusent de dévier de leur version de la charia et en détruisant des tombeaux dans la ville ancienne de Tombouctou, il est de plus en plus question dans les cercles diplomatiques de rumeurs d’intervention extérieure dans cette nation ouest-africaine paralysée.
Laurent Fabius, le nouveau ministre français des Affaires étrangères, a récemment prédit que l’usage de la force serait «probable à un moment ou à un autre», pour reprendre le contrôle du nord du Mali, tandis que les dirigeants de l’Union Africaine (UA) laissent de plus en plusentendre qu’une intervention pourrait devenir inévitable.
La Cédéao (Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest), constituée principalement de la plupart des voisins du Mali, a déjà élaboré une esquisse de projet d’intervention militaire, soutenu par les Etats-Unis, au moins sur le principe.
Tout semble indiquer qu’ils attendent le feu vert du gouvernement malien et des Nations unies, tous deux réticents à le donner, et qui ne viendra probablement pas pendant le mois sacré du ramadan.
Il est toujours difficile de savoir ce qu’il se passe exactement dans une région du monde qui génère davantage de rumeurs et de théories du complot que le Texas School Book Depository(l'immeuble d'où est partie la balle qui a tué le président Kennedy, en 1963).
Fausses analogies et analyses creuses
Tout le monde s’accorde sur une chose: au Mali c’est la pagaille, et la situation est bloquée.
Au début de l’année, des rebelles touareg au Sahara ont pris les armes contre le gouvernement central, qui n’a pas voulu y opposer une défense trop vigoureuse.
En mars, des soldats en colère ont chassé le président Amadou Toumani Touré du pouvoir, mais les responsables du coup d’Etat n’ont pas tardé à se heurter à un mur d’opposition de la part des politiciens, des voisins et des partenaires étrangers du Mali.
Ils ont rapidement cédé le pouvoir aux civils, au moins officiellement, mais depuis l’attentat qui faillit être fatal au président par intérim, Dioncounda Traoré, en mars, le nouveau gouvernement est incapable d’imposer son autorité.
Pendant ce temps dans le nord, une vague alliance entre séparatistes touareg et combattants islamistes chassait ce qu’il restait de l’armée malienne des deux-tiers du territoire national; mais les deux camps n’ont pas tardé à se brouiller et à se retourner l’un contre l’autre.
Tous ces combats ont généré des centaines de milliers de réfugiés et permis à des islamistes solidement armés de garder le contrôle des grandes villes du nord et de l’est de cette vaste nation aride.
Et maintenant le pays affronte une invasion de sauterelles, ce qui ne manque pas d’ajouter une dimension biblique à une crise humanitaire accablante.
Le bruit du mois dans les cercles diplomatiques est que le Mali est en bonne voie pour devenir le prochain Afghanistan.
Dernièrement, le président du Niger voisin, Mahamadou Issoufou, son homologue béninois Boni Yayi (également président de l’UA) et d’autres diplomates d’Afrique de l’Ouest et de l’étranger s’en sont faits l’écho en jouant la carte de l'«Africanistan.»
Cette analogie est-elle vraiment valable?
La drogue, les armes, les milices pseudo-islamiques: il est vrai que tous ces ingrédients sont présents dans le nord du Mali, et qu’ils forment un mélange toxique.
Il est également vrai qu’il existe des liens directs entre le nord du Mali et le sud-ouest de l’Asie, même s’ils sont ténus: le chef islamiste touareg Iyad Ag Ghaly, dirigeant du groupe Ansar Dine qui contrôle Tombouctou, a rejoint le salafisme à la fin des années 1990, quand les «missionnaires» pakistanais faisaient des visites régulières dans le nord du Mali.
Cela faisait de lui une exception à l’époque, même si cette branche particulière de l’islamisme est depuis devenue plus courante.
Pourtant, l’islam, tel qu’il est pratiqué dans le nord et le sud du Mali, reste une tradition tolérante, conciliante et profondément enracinée.
Et les Touareg —minorité à la fois au nord et au sud— entretiennent généralement des relations entre les sexes plus équitables que les autres peuples de la région.
La charia, peu probable, malgré tout
Ag Ghaly tente d’imposer une version de la charia brute et milicienne qui —à en juger par lescourageuses manifestations de rue à Gao et Kidal, et par les centaines de milliers de gens qui l’ont fuie— n’a que peu de soutien dans la population du nord du Mali.
Certains observateurs extérieurs ont comparé les attaques des sanctuaires de Tombouctou par Ansar Dine à la destruction, en 2001, par les talibans des bouddhas de Bamiyan.
Mais il s’agissait alors de bouddhas sans bouddhistes, et les protestations les plus indignées vinrent de la communauté internationale, pas des Afghans eux-mêmes.
Les mosquées, mausolées, et les rares manuscrits arabes de Tombouctou incarnent en revanche une tradition qui fait la fierté des habitants de la ville et qui, pour beaucoup représente, des ressources importantes, car elle attire le soutien de l’Etat, l’aide internationale et —à une époque plus douce— une intense industrie touristique.
Si la comparaison entre le Mali et l’Afghanistan est valable dans un domaine, c’est dans celui de la drogue, contrôlé par Ag Ghaly et al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI).
Ces dernières années, le Mali, comme la Guinée Bissau et la Guinée, est devenu un axe majeur du réseau de contrebande qui apporte la cocaïne américaine en Europe.
Mais les ressemblances sont là aussi assez superficielles. La drogue n’est pas produite au Mali; elle ne fait qu’y transiter.
Comme l'explique Jean-François Bayart, expert français en sciences politiques, ce fait rapproche le Mali bien davantage du Mexique que de l’Afghanistan.
Le trafic de drogue n’a pas d’impact positif sur la vie du Malien moyen du nord, qui n’a pas d’accès à ses bénéfices.
Au contraire même, il hérite de bandits, de pistes d’atterrissage au milieu de nulle part et des fuselages carbonisés de Boeings abandonnés.
L’intensification du trafic de drogue —et de la prise d’otages, autre industrie florissante— empêche de nombreux habitants du nord de trouver un moyen de gagner leur vie: pas de tourisme, pas de projet de développement, et sans doute, pas de possibilité de faire du trafic de cigarettes, de voitures et d’êtres humains aussi facilement qu’avant la rébellion.
La plaie de la drogue, pas aussi béante au Mali
Contrairement à l’Afghanistan, il n’y a pas de ferme d’opium au Mali et les barons de la drogue ne bénéficient pas du soutien populaire.
Naturellement, si les Africains de l’Ouest et d’autres établissent cette comparaison avec l’Afghanistan, c’est pour tirer la sonnette d’alarme sur l’émergence dans le Sahara d’un sanctuaire sûr pour les islamistes, susceptible d’être utilisé comme base pour des attentats internationaux.
Les pays voisins ont déjà subi des attaques terroristes —et AQMI a clairement fait savoir que la France était sa cible principale.
Le fiasco saharien est une chose sérieuse, sans aucun doute, et il a des implications qui vont bien au-delà des frontières des pays qui partagent le désert.
Et voici une comparaison Mali-Afghanistan qui fonctionne: c’est une occasion en or pour des intervenants extérieurs de transformer une épouvantable pagaille en désastre complet.
Nous ferions mieux de réfléchir au Mali tel qu’il est plutôt que de nous demander ce à quoi il pourrait ressembler.
Nous serions aussi bien inspirés de réfléchir aux interventions qui ont déjà eu lieu dans la région, et à leurs conséquences, avant d’en encourager de nouvelles.
Les acteurs extérieurs sont en grande partie responsables de la pagaille catastrophique qui règne aujourd’hui au Sahara.
En chassant de Libye des combattants touareg solidement armés —y compris des officiers de haut rang de l’armée de Mouammar Kadhafi— la campagne de bombardements de 2011 de l’OTAN a accéléré une rébellion qui mijotait dans le Nord, et qui a commencé en janvier avant d’être détournée par les islamistes, au cours des derniers mois.
Si le séparatisme touareg a de profondes racines locales, le fait que des acteurs extérieurs s’en soient mêlés a contribué à catalyser la rébellion déclenchée cette année.
L’insistance des Américains, ces dernières années, à ce que l’armée malienne établisse de nouveau une présence au Sahara est certes cohérente avec la logique des programmes antiterroristes des Etats-Unis, mais elle va à l’encontre de l’esprit des accords d’Alger de 2006 entre Bamako et la génération précédente des rebelles touareg.
Ces accords comprenaient une réduction de la présence des forces de sécurité de l’Etat dans le désert, et leur violation est devenue l’un des griefs de base du MNLA (Mouvement national pour la libération de l’Azawad).
D’autres interventions extérieures ont pu être plus directes. Beaucoup au Mali et ailleurs pensent qu’au milieu d’une campagne présientielle difficile, l'ex-président français Nicolas Sarkozy a au moins tacitement soutenu le MNLA, dans l’espoir qu’ils parviendraient à obtenir la libération d’otages français retenus par AQMI dans le désert.
Il s’agit surtout de présomptions, mais si c’était ce qui était prévu, cela n’a pas si bien fonctionné.
Pourtant, cela pourrait expliquer pourquoi, après la défaite de Sarkozy, les porte-parole du MNLA se sont fendus de quelques lignes de remerciement pour son soutien et sa compréhension.
Peu de temps après le départ de Sarkozy de la présidence, le MNLA s’est retrouvé sans le sou.
Ses combattants ont commencé à dériver vers Ag Ghaly, et les nationalistes laïcs n’ont pas tardé à s’entendre avec les islamistes d’Ansar Dine et à parler d’imposer la charia dans le nord.
Cet accord a eu la durée de vie d’un cornet de glace au mois d’août —l’aile diplomatique du MNLA a réalisé à quel point ce serait catastrophique pour l’image du groupe, et les habitants de Kidal ne voulaient pas en entendre parler— mais quoi qu’il en soit, c’était révélateur. Conclusion? Mieux vaut ne pas trop miser sur le MNLA.
Eviter une guerre du désert
Certains analystes persistent à croire qu’une guerre dans le désert par personnes interposées —dans laquelle des puissances extérieures comme les Etats-Unis soutiendraient les séparatistes du MNLA contre l’islamiste Ansar Dine— est une bonne idée.
C’est tellement idiot que la tête m’en tourne. Les séparatistes touareg —tout comme les islamistes, ou les Etats voisins d’Algérie, de Mauritanie et du Niger— mèneront toujours leur guerre à eux, pas celle des Américains ou de quelqu’un d’autre.
La guerre par personnes interposées revient à jouer au billard avec des boules de neige. Ca ne marchera pas, ni au Sahara ni ailleurs, et sûrement, même le plus fonceur des interventionnistes américains n’aura pas envie de devoir tout assumer quand les combattants touareg changeront de nouveau de camp pour se ranger du côté des islamistes ou refuseront d’une façon ou d’une autre de jouer le jeu de Washington.
Et maintenant que la France, sous François Hollande, ne joue plus les pompiers pyromanes au Mali, il n’y aucune raison que les Etats-Unis auditionnent pour le rôle.
Alors que faire? Au final, les Maliens devront prendre eux-mêmes la situation en main pour résoudre une crise qui a mis leurs voisins en danger.
Les acteurs extérieurs ne peuvent qu’aider tous les camps à trouver un moyen honorable de ramener la sécurité dans le nord du Mali, notamment en œuvrant à convaincre Bamako d’accepter l’aide de ses voisins.
Pour l’instant, une intervention militaire étrangère, qu'elle vienne de la Cédéao ou d’ailleurs, serait considérée comme une invasion, à la fois par le sud et le nord.
Cela doit changer, ce qui signifie qu’il faut donner la priorité à la politique. Une solution politique sera plus difficile à atteindre qu’une solution militaire, mais on ne récolte que ce que l'on sème.
La première étape consistera à trouver des interlocuteurs légitimes et raisonnables (l’actuel Premier ministre Cheick Modibo Diarra est une possibilité), tout en mettant sur la touche les têtes brûlées, les imbéciles et les cyniques, qu’ils soient au Mali, au Niger...ou à Washington.
Gregory Mann